18.11.2024
Le Yémen peut-il sortir de la crise ?
Interview
18 décembre 2015
C’est le chaos qui prévaut. Tout d’abord, d’un point de vue militaire, aucune des forces en présence n’a pu s’imposer à l’autre. Les forces houthistes ont, à partir de 2014, commencé à conquérir une large partie du territoire yéménite, notamment par la prise de la capitale Sanaa au mois de septembre, puis ont continué leur avancée en direction du sud et notamment de la deuxième ville du Yémen, Aden. On se rappelle également que le 26 mars 2015, les Saoudiens, à la tête d’une soi-disant coalition de neuf pays, ont décidé d’une intervention militaire pour stopper cette expansion des houthistes. Les rapports de force militaires se sont légèrement modifiés puisque les houthistes ont été obligés de quitter la ville d’Aden et d’une partie du sud du Yémen. Néanmoins, l’opération militaire menée par les Saoudiens – principalement sous forme aérienne et en faible partie avec des forces terrestres- n’a pas été couronnée de succès. Depuis la fin de l’été 2015, les fronts sont à peu près équilibrés. La coalition militaire dirigée par les Saoudiens n’a pas réussi à reconquérir la totalité du territoire conquis par les houthistes et le gouvernement dirigé par le président yéménite en titre, Abd Rabbo Mansour Hadi, n’a pas réussi à revenir s’installer à Aden.
Par ailleurs, trop rarement dénoncée, la situation humanitaire dans ce pays, le plus pauvre du monde arabe, est désastreuse. Le travail des ONG y est très difficile – le 26 octobre, un hôpital géré par Médecins sans frontières a notamment été frappé par un raid de la coalition à Saada -, et on estime à 60% la part de la population qui aurait besoin de l’aide humanitaire.
Cette intervention militaire saoudienne, qui a permis de repousser les houthistes de la partie la plus méridionale du pays, a en contrepartie permis l’expansion d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et l’apparition de Daech. Il est difficile de cerner la réalité des rapports de force qui prévaut entre ces deux organisations. AQPA dispose d’une base tribale et territoriale, et nous savons qu’une partie d’Aden se trouve sous son contrôle. La ville d’Al-Mukalla, contrôlée depuis longtemps par AQPA n’a été touchée à aucun moment par les bombardements saoudiens. La volonté des Saoudiens de concentrer toutes leurs opérations militaires contre les houthistes a ainsi préservé de facto les forces djihadistes qui, profitant du vide politique et militaire, se sont étendues. C’est aussi l’un des aspects du bilan désastreux de cette intervention militaire saoudienne.
Où en sont les pourparlers interyéménites organisés par l’ONU en Suisse ? Que peut-on en attendre ?
Il est pour l’instant trop tôt pour le dire. Le fait qu’il puisse y avoir un début de négociations sous l’égide de l’ONU est positif. Il y a actuellement très peu d’informations ce qui est, dans ce genre de situation, plutôt bon signe : moins on dispose d’informations, plus les délégations peuvent travailler sereinement, sans pression des médias et des forces extérieures.
La situation est infiniment compliquée. Comme souligné précédemment, aucune des parties en présence n’a réussi à s’imposer militairement. La possibilité de parvenir à un compromis est difficile. Il y a eu déjà plusieurs tentatives de mise en œuvre de négociations, qui se sont toutes soldées par des échecs. Il faut souhaiter que ce ne sera pas le cas pour celle qui est en cours depuis maintenant plusieurs jours.
La résolution 2116 du Conseil de sécurité constitue la base des discussions entre les différentes parties. Chacun a une interprétation singulière de cette résolution, qui intime l’ordre aux houthistes de se retirer des zones qu’ils avaient conquises. Cela a été partiellement fait. Si on leur demande par ailleurs de remettre l’armement lourd qu’ils ont acquis, cela me semble être un leurre car il s’agit pour eux d’une garantie de survie. Les houthistes avancent le fait que s’ils accédaient pleinement à ces deux exigences, cela permettrait un appel d’air pour l’expansion des djihadistes, ce à quoi ils se refusent.
A ce stade, il est donc impossible de savoir si ces pourparlers accéderont à un quelconque résultat. Il faudrait premièrement parvenir à un cessez-le-feu digne de ce nom, ce qui n’est pas le cas, même si l’intensité des combats est moindre en comparaison avec la situation d’il y a quelques mois. Il faudrait ensuite parvenir à ce que le blocus sur le terrain à l’égard des organisations humanitaires soit levé pour qu’enfin ces dernières puissent se déployer dans le pays. Cela ne résoudra pas les problèmes politiques et militaires mais cela permettrait de secourir des dizaines de milliers de personnes qui en ont un besoin vital.
En quoi cette crise est-elle révélatrice des rapports de force régionaux ?
Cette tragique guerre du Yémen exprime la volonté des Saoudiens de s’imposer comme le principal leader dans le monde arabe et notamment dans la péninsule. Constatant le chaos politique en Syrie et la difficulté du président Sissi à redresser l’Egypte, le stabiliser et le réintégrer dans le jeu régional – Le Caire et Damas ayant été pendant longtemps deux forces stabilisatrices régionales -, les Saoudiens considèrent que c’est à eux que revient la responsabilité de stabiliser la région.. Cette guerre du Yémen, à travers la coalition montée par les Saoudiens – bien que les forces composées par Bahreïn, le Koweït ou le Qatar ne soient pas très opérationnelle sur le terrain yéménite – est l’une des expressions de cette volonté d’instaurer un leadership dans le monde arabe au vu du vide politique qui est issu du mouvement de contestation, de l’onde de choc politique qui traverse la région depuis maintenant près de cinq ans.
Le deuxième aspect concerne le bras de fer avec les Iraniens. Depuis l’accord signé au mois de juillet dernier sur le nucléaire, les Iraniens n’ont de cesse de se réinsérer dans le jeu régional et international. On comprend que les Saoudiens voyaient depuis longtemps, avec inquiétude, la perspective de cet accord et donc de réinsertion de l’Iran, non pas d’ailleurs pour des raisons religieuses mais pour des raisons de rapports de force politiques et économiques. Le Yémen en est une des expressions de ce bras de fer entre Ryad et Téhéran Cela ne signifie pas pour autant que les houthistes soient inféodés à l’Iran, argument pourtant répété en boucle comme une vérité indiscutable. Bien sûr, des liens existent entre l’Iran et les houthistes, mais croire que ces derniers sont soumis à Téhéran est une erreur de perspective. Il n’empêche que, même si le conflit confessionnel n’est pas structurant, il s’agit d’un paramètre non négligeable pour comprendre les évolutions des rapports de force dans la région. Les houthistes sont chiites, ce qui est incontestablement un aspect du problème. L’Arabie saoudite ferme-t-elle les yeux sur l’expansion des troupes djihadistes sunnites pour tenter de ramener les houthistes dans leur réduit du Nord-Ouest du Yémen ? Ce serait un jeu très dangereux.
Ce conflit yéménite est ainsi l’expression des rapports de forces en train de se refonder et il est impossible, pour l’heure, de savoir quel en sera le dénouement. Cela va prendre plusieurs années et le Yémen en est malheureusement un laboratoire dont le peuple yéménite paye le prix fort.