ANALYSES

Bouleversement énergétique allemand et tensions russo-turques

Tribune
21 décembre 2015
L’avenir des relations russo-turques se joue presque autant à Berlin qu’à Moscou et Ankara. La dégradation des relations entre la Russie et la Turquie a indubitablement pris une nouvelle ampleur lorsqu’un avion militaire russe a été abattu par la Turquie à la frontière syro-turque. Toutefois, au-delà de cet évènement particulièrement marquant, les intérêts communs, qui avaient conduit les deux pays à élaborer d’importants projets, sont affectés, depuis un certain temps déjà, par les évolutions importantes de l’approvisionnement énergétique européen. Depuis dix ans, la Russie cherche à développer des routes de contournement de l’Ukraine, pays par lequel transitait alors 80% des exportations de gaz russe vers l’Europe, contre moins de la moitié actuellement. Ses principaux projets de gazoducs vers l’Europe, aussi divers soient-ils, se sont articulés autour de cet objectif stratégique. En ce sens, il est important de relier le sort de la route sud, centrée sur les projets russo-turcs, aux projets de développement de la route nord, celle du gazoduc Nord Stream.

La construction de Nord Stream, décidée par Vladimir Poutine et Gerhardt Schröder (qui prendra, peu après, la tête du consortium gestionnaire) avait constitué un tournant majeur dans l’équilibre intra-européen quant à la question de l’approvisionnement en gaz russe. En effet, l’Allemagne, premier importateur de gaz russe, peut, depuis 2012, s’approvisionner à hauteur de 55 milliards de mètre cube (Gm3) de gaz par an, directement depuis la Russie par la mer Baltique, sans que ce gaz ne transite par les territoires de ses voisins d’Europe centrale (voir la carte No 1 en annexe). Si cette option consolide l’importance du gaz russe dans l’approvisionnement européen, elle accroît d’autant l’indépendance de l’Allemagne vis-à-vis de ses voisins. Bien que ceux-ci connaissent un important degré d’intégration économique avec l’Allemagne, Berlin se prémunie ainsi contre les effets des relations souvent tendues de ces pays avec la Russie. Le projet de doublement du gazoduc, sous le nom de Nord Stream 2, (portant donc à 110 Gm3 la capacité totale alors que l’Allemagne a consommé 91 Gm3 de gaz en 2013) dépasse de loin, par ses implications, la seule question de l’approvisionnement allemand.

Tout comme Nord Stream, South Stream puis Turkish Stream devaient offrir une route de contournement de l’Ukraine. South Stream devait traverser la Mer noire (notamment par les eaux territoriales turques) vers la Bulgarie. Quant à Turkish Stream, il devait traverser la Mer noire vers la Thrace turque (voir la carte No 2 en annexe). Ces deux options visaient à concurrencer le projet européen de « Corridor Sud » (de la côte azérie de la Caspienne vers l’Europe du Sud, en passant par la Turquie) et à accroître les flux vers l’Europe du Sud et la Turquie. Toutefois, l’éventualité de Turkish Stream a été d’autant plus affectée par la « concurrence » de Nord Stream 2 que l’Allemagne, qui a une capacité de stockage considérable, commençait à envisager, au-delà de son propre approvisionnement, un rôle de hub gazier pour le reste de l’Europe. Les raisons qui mènent à l’annulation ou à la suspension d’un important projet de pipeline sont toujours complexes. Néanmoins, le lien entre le renforcement de la route nord et le délaissement de la route sud ne peut être ignoré, dans un contexte où la Russie met en concurrence les diverses options d’exportation de gaz. L’opposition résolue de l’Italie à Nord Stream 2 est une indication supplémentaire de la menace que la route nord fait peser sur la route sud. De plus, comme les négociations sino-russes l’ont montré, la Russie ne mesure pas seulement les avantages relatifs de ses options d’exportation à l’échelle européenne, mais désormais et de plus en plus à l’échelle de l’Eurasie.

Avant même la suspension de Turkish Stream, la décision d’abaisser la capacité du gazoduc de 63 à seulement 32 Gm3 par an, malgré les déconvenues relatives de la Russie dans ses négociations avec la Chine, annonçait, dès le début du mois d’octobre, un véritable désintérêt pour l’option turque. Les relations entre la Russie et la Turquie ont certes commencé à se détériorer bien avant que l’avion militaire russe ne soit abattu, mais cela n’avait pas empêché le développement de projets particulièrement ambitieux, jusque dans le domaine nucléaire. Dès le début de la guerre civile syrienne, les deux pays ont affiché des positions diamétralement opposées à l’égard du régime Assad. La coopération sur le projet Turkish Stream est donc née, en 2014, dans un contexte de tensions déjà importantes, et qui ont certes été crescendo. La volonté commune de dépasser le différend sur la question syrienne a atteint ses limites, mais rien n’indique pour autant que les vives tensions russo-turques de l’automne 2015 constituent la cause profonde de la suspension de Turkish Stream. Il convient de noter que l’idée de ce gazoduc avait été mise en avant dans le contexte des tensions entre la Russie et l’Union européenne sur la question ukrainienne. A l’inverse, le réchauffement des relations entre la Russie et l’Allemagne, au cours de l’année 2015, semble avoir été déterminant dans le désengagement russe vis-à-vis de la route énergétique turque.

Alors que Nord Stream 2 rencontre une opposition résolue de la part de la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, l’Allemagne apparait tout aussi résolue à concrétiser ce projet. Le gouvernement allemand neutralise, sans grande peine pour l’instant, la Commission européenne, qui consent à considérer Nord Stream 2 comme un projet avant tout commercial [1] et à ainsi rejeter les arguments politiques de ses détracteurs. Se dessine ainsi une entente spécifiquement russo-allemande, émancipée de la question de la diversification de l’approvisionnement énergétique européen, thème qui devait être le fer de lance de la Commission. La crise ukrainienne, en exacerbant la conscience des risques qui pèsent sur le transit des flux énergétiques, pourrait finalement avoir, de façon certes paradoxale, accéléré le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie, pays où le modèle économique allemand est contemplé avec fascination. Dans le cas de la France, l’apaisement avec la Russie a principalement été motivé par la réévaluation de la question syrienne. Comme souvent, l’approche allemande se déploie davantage sur le plan économique et énergétique. Il s’agit d’une stratégie bilatérale non seulement de sécurisation de son approvisionnement en gaz russe, mais aussi de développement d’un rôle de hub, malgré l’effondrement des prix des matières premières. Si le projet Nord Stream 2 finit par se concrétiser, malgré l’opposition importante à laquelle il fait face, cela permettra ainsi à l’Allemagne de réexporter davantage et ainsi, par la perception de frais de transit auprès de ses voisins européens, de réduire d’autant son fardeau énergétique national. C’est précisément la stratégie que la Turquie avait l’ambition de mettre en œuvre en s’entendant avec la Russie.

Annexe 1 : Nord Stream

Image 1Source : Gazprom

Annexe 2 : Turkish Stream

Image 2Source : Gazprom (15/12/15

[1]« The first thing to say is that Nord Stream 2 remains a commercial project. And of course, it will be for commercial parties to decide which infrastructure is viable for them », Commissioner Arias Cañete at the European Parliament Plenary: opening and concluding remarks, Strasbourg, 7 octobre 2015.
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