19.12.2024
Lutte contre l’Etat islamique : de la nécessité de définir l’ennemi pour mieux revenir aux fondamentaux de la stratégie militaire
Tribune
24 novembre 2015
En effet, ce n’est pas d’une vengeance dont nous avons besoin mais d’une guerre conduite jusqu’à la victoire. Conduire une guerre victorieuse, c’est satisfaire plusieurs exigences : la désignation de l’ennemi, de l’effet final recherché, de la stratégie militaire et diplomatique et la mise en œuvre des moyens nécessaires. Certes le discours du président de la République devant le Congrès, tente de répondre à ces exigences, mais de façon incomplète.
Désigner comme ennemi le seul l’État islamique, comme l’a dit le Président de la République, et comme le prévoit le projet de résolution à présenter au Conseil de sécurité par la France, c’est sous-estimer la réalité de la menace islamiste qui est bien plus large, et oublier que nos armées se battent depuis janvier 2013 en Afrique sahélienne contre d’autres groupes tout aussi violents avec d’autres affiliations, mais un commun dénominateur, l’islamisme [1]. L’attentat de Bamako du 20 novembre 2015 nous le rappelle. Une première erreur stratégique, mais qui pourrait opportunément être corrigée par la vision plus élargie du projet de résolution russe.
En effet, cette vision étriquée de l’ennemi laisse dans le vague le sort réservé, notamment au groupe Al Nosra [2] (branche d’Al-Qaïda) et à tous les autres groupes islamistes, tant en Syrie qu’ailleurs dans le monde, qui pourraient bien, ensuite, profiter de l’espace laissé vide. À moins que, en Syrie, qualifiés « d’islamistes modérés » et « d’opposition légitime », comme la France l’a fait un temps, il ne soit décidé, de guerre lasse, de les laisser prendre le contrôle du pays.
Car, pour l’instant, de trop nombreux esprits paraissent ou feignent d’être obscurcis par l’épouvantail Bachar al-Assad, certes tyran sanguinaire qui devra partir. Et la Russie, comme l’Iran, n’insisteront pas pour le garder si l’on sait comprendre leurs positions. Mais les vrais problèmes à résoudre sont ceux qui ont conduit à une situation de chaos dans tout le Proche Orient.
Il y a d’abord la compétition entre les trois puissances régionales – Turquie, Arabie saoudite et Iran – qui puise ses racines dans un mélange complexe de ressentiments entre eux et envers l’Occident, en regret de leur grandeur perdue, d’antagonismes ethniques, d’oppositions religieuses, de compétitions politiques pour la recherche de puissance et d’intérêts économiques pour les richesses du sous-sol.
Il y a le destin du peuple kurde, partagé entre quatre pays et de multiples partis et ambitions qui ne manqueront pas d’exiger de justes retours pour leurs engagements.
Il y a la main lourde de Washington, dont les projets de remodelage de la région ne sont pas morts et dont la stratégie d’opposition à la Russie, et encore plus à la Chine, se satisfait fort bien du chaos ambiant pour tenir cette dernière éloignée des champs de pétrole irakien.
Il y a, de façon plus large, le ressentiment d’une partie des populations contre un Occident vu comme un oppresseur (épisode colonial d’abord, interventions militaires récentes ensuite et leurs conséquences).
Voir dans le conflit syrien une guerre civile qui se réglera par le départ de Bachar al-Assad est donc une deuxième erreur d’analyse qui néglige tout autant la volonté de conquête des islamistes que les ambitions cachées des acteurs régionaux et internationaux. Il s’agit avant tout d’un conflit régional parce que manipulé par des acteurs extérieurs pour faire main basse sur un État convoité. Il y a aussi la volonté des islamistes de se venger des alaouites, chrétiens et sunnites ayant soutenu le régime. Les écrits de l’EI sont clairs à ce sujet et, si l’on ne veut pas les comprendre, le sort des Yézidis de Sinjar en août 2014 les explicite. Dans ce maelström indéchiffrable, les demandes russe et iranienne paraissent les plus claires : avoir à Damas un gouvernement qui leur assure la jouissance d’un port et d’un aéroport et protège les minorités pour les premiers ; conserver l’influence de l’arc chiite qui, pensent-ils, les prémunira contre une nouvelle attaque des Arabes sunnites telle qu’ils l’ont vécu de 1980 à 1988, pour les seconds.
L’aggiornamento de la politique étrangère française est bien parti, ira-t-il jusqu’au bout ?
La troisième question est celle de la stratégie militaire à déployer sur le terrain contre un ennemi suffisamment fluide pour échapper aux coups, disposant de circuits d’approvisionnement et d’une aura exceptionnelle lui permettant de régénérer ses ressources humaines. Il faut le « fixer, l’encager puis le frapper », et l’on voit se dessiner la manœuvre : interdire la frontière syro-turque entre Kobané et Alep (couper approvisionnements et renforts) ; faire barrage à l’Ouest et au Sud avec les armées jordanienne et saoudienne ; coordonner sur un axe ouest-est les offensives de la coalition russo-syrienne complétées du Hezbollah et des Pasdarans pour écraser les islamistes sur le butoir constitué par les Kurdes (qui n’iront toutefois pas au-delà de la limite du « Grand Kurdistan ») ; remonter depuis le sud de l’Irak jusqu’à la frontière nord avec l’armée irakienne (de nouveau rééquipée par les États-Unis), les milices chiites et les Pasdarans. Car pour vaincre l’EI, il faudra une campagne aéroterrestre.
Quelle serait la place de la France dans tout cela ? Celle que les alliances diplomatiques et les moyens pourraient lui permettre.
Pour les alliances : au Nord, les Turcs, qui ont permis le ravitaillement de l’EI et ont profité du blanc-seing européen pour aller bombarder les Kurdes au lieu de lutter contre l’EI, forts de la réélection d’Erdogan et de son voyage, en forme de satisfecit pour sa politique, à Strasbourg et à Bruxelles en octobre 2015, ne feront rien pour fermer leur frontière. L’Arabie saoudite, ainsi que le Qatar (dans certains cas les États, plus souvent leurs ressortissants et les ONG), diminueront leurs soutiens aux divers groupes islamistes qui gravitent dans « l’opposition », opposition qui a une extrême porosité avec Al Nosra et l’EI. Encore faudra-t-il l’exiger, ce qui est rien moins qu’évident, de nombreux membres de la coalition étant dépendant de leurs fournitures en énergie et de leurs investissements. Au Sud, les États-Unis, comme ils l’ont fait depuis un an, s’ils ne peuvent empêcher l’engagement des milices chiites et des Pasdarans, ne feront rien pour les soutenir (voir la reprise de Tikrīt mars-avril 2015). En somme, les attentats de Paris ne changeront rien à la fragilité de la coalition et aux tensions divergentes, sinon antagonistes de cette coalition occidentale. D’autant plus que, pour renforcer cette coalition, l’appel à la mise en œuvre de l’article 42-7 doit encore trouver une réponse et surtout, il faut y inclure Russes, Iraniens et … Syriens.
Dans ces conditions, sans alliés déterminés, les moyens que la France devrait engager pour une intervention terrestre dépassent largement ses capacités actuelles. Rappelons qu’il y avait en Afghanistan 130 000 soldats dans la coalition en 2012 pour lutter contre un ennemi bien inférieur en nombre et en capacité par rapport à l’EI. Les effectifs de l’armée de terre française s’élèvent aujourd’hui à 111 628 militaires avec lesquels elle doit entretenir les opérations en cours au Liban, dans la « bande sahélo-saharienne » (opération Barkhane), en Centre Afrique et sur le territoire national (notons aussi au passage qu’elle contribue au service militaire adapté… !).
Enfin, souvenons-nous que pour conduire une guerre il faut une direction politique ; comme Churchill ou de Gaulle, tous deux vétérans de la première guerre mondiale, conduisant avec une vision stratégique sans faille leurs pays à la victoire.
Aucune des exigences impératives minimales ne sont satisfaites pour permettre de faire de l’engagement aéroterrestre une victoire, même tactique.
Pour autant, ne peut-on rien faire ? Si, construire une stratégie adaptée au défi posé par l’EI, et par tous les groupes islamistes dans le monde qui tôt ou tard se coordonneront avec lui (exprimons ici notre désaccord avec les analystes qui voient dans l’attentat de Bamako le début d’une compétition entre EI et Al-Qaïda. Il faut juger les actes par leurs conséquences et, pour nous Occidentaux, les conséquences sont une conjugaison d’attaques contre nous et non une compétition que nous observerions de notre tribune).
Sortir de la « drôle de guerre »
Il s’agit donc de sortir enfin de la « drôle de guerre » et comprendre que la mouvance islamiste, conduite par son phare l’EI a ouvert les trois fronts que promettait le Calife Ibrahim en juin 2014 : « Reconquérir le territoire de Cham – et sa capitale Damas – ; rassembler les terres de l’islam dans un Califat ; conquérir Rome ».
La coalition unique doit donc être dirigée contre toute la mouvance islamiste et couvrir ces trois fronts sur lesquels la France s’est engagée. Mais pour ce qui la concerne, l’équation a changé du tout au tout et elle doit désormais choisir et se concentrer sur la défense des « centres de gravité » dont la chute entrainerait la défaite absolue. Il y en a deux.
Le front africain est primordial, parce que la France s’y est engagée dès 2013 et assure là, avec des pays qu’elle connait bien et qui l’estiment en retour, une indispensable ligne de défense que peu d’autres pays veulent tenir face à la montée en puissance de l’islamisme en Libye, à la menace jamais jugulée de Boko Haram au Sud et, enfin, au feu qui couve en Algérie et dont le déclenchement pourrait être dévastateur.
Le front français est capital, tant pour le sort de la France que de l’Europe, il lui faut donc se ressaisir. Car, si la France a été attaquée c’est, nous dit la propagande de l’EI, parce qu’elle combat l’islamisme dans le monde, certes.
Mais en réalité, c’est aussi parce que les stratèges de l’EI voient en elle un colosse aux pieds d’argile. Dans le dialogue stratégique que Lucien Poirier définissait comme « la dialectique des volontés, des libertés d’action et des moyens », la France, apparente puissance et donc objectif symbolique, parait bien faible.
Ses moyens de défense (armée) et sécuritaire (gendarmerie, police) sont en recul constant (3% de la totalité de la dépense publique pour chaque pôle), somme dérisoire comparée aux enjeux et à la masse des dépenses financées par les impôts et la dette, qui ne permet ni d’avoir une force humaine suffisante, ni d’équiper de façon correcte les faibles effectifs actuels.
Sa liberté d’action est bridée par un droit international (droit des conflits armés et droit international humanitaire) qui part du postulat, daté de la révolution de 1789 et de la fin du second conflit mondial, que l’État oppresse l’individu et la Nation. Désormais, ce sont les individus regroupés en organisations violentes, agissant hors du champ du droit, qui menacent l’État et la Nation. Cette dernière est comprise comme la communauté d’individus se soumettant au Droit et à l’impôt et ayant consenti en échange le « monopole de la violence » à l’État pour qu’il la défende. Si l’État ne remplit pas ses obligations, l’on voit monter le danger que le pacte démocratique qui fonde notre République ne se délite. Plus qu’une correction de la Constitution française, c’est d’une adaptation des normes internationales aux nouveaux défis qui se présentent aux États dont nous avons besoin.
À cet égard, reconnaissons que le rappel de l’article 2 de la déclaration des droits de l’homme par le Président est une bonne chose et, en corollaire, que la déclaration de l’état d’urgence ne semble pas avoir réellement rogné nos libertés. Au regard des résultats qu’elle a permis d’engranger, elle les a plutôt élargi en diminuant la menace (arrestations) et en diminuant donc sa perception par la population. Constatons aussi que la désignation de l’ennemi islamiste permet d’entrevoir la fin des funestes théories de l’islamophobie et de l’amalgame qui divisent notre Nation. L’islamisme est une idéologie de conquête politique qui utilise la religion, ici l’islam, comme carburant et régulateur. La menace ainsi clairement énoncée, la Nation dans sa totalité peut se retrouver dans ce combat qui nous concerne tous et écarter les risques d’une scission au sein de la population française et européenne. Notons ici aussi que ce que recherche l’EI est moins de diviser la population que d’attirer à lui des soutiens inconditionnels et des combattants, car ses stratèges ont bien compris que, pour faire une révolution, une poignée d’hommes déterminés face à des gouvernements débordés et hésitants valait mieux qu’une foule sans énergie.
Enfin, en termes de volonté, l’incapacité de l’État jusqu’à présent à sécuriser pleinement la totalité de son territoire et à juguler la criminalité a fourni les « soldats perdus » et les « bases d’assaut » nécessaires aux stratèges islamistes et à leurs cadres pour préparer les attentats de Paris. Si cette carence d’autorité perdure après les opérations en cours au cœur de nos départements, les attaques auront encore un environnement favorable demain.
Pour tenir ces deux fronts sur lesquels elle est en première ligne, la France devra concentrer tous ses efforts en moyens militaires, policiers, judiciaires et pénal. Il ne faut plus commettre une seule faute stratégique.
Ce que nous devons obtenir c’est :
• L’élargissement du combat à la menace désormais mondialisée que représente l’islamisme conquérant. Il nous faut une résolution du Conseil de sécurité qui couvre l’ensemble du champ de ce conflit mondialisé et qui fasse la place à tous les acteurs de résolution fiables et efficaces, et à tous les moyens et non les seuls moyens militaires ;
• Il faut en conséquence aider à ce que le combat soit engagé contre tous les « maquis islamistes » dans le monde. Car la France ne peut prétendre être la seule à être victime de ce terrorisme ;
• Sur le théâtre syrien, il faut obtenir l’engagement des forces régionales (sunnites et chiites ; arabes/turques) dans une manœuvre aéroterrestre coordonnée contre tous les groupes islamistes, et tirer immédiatement et drastiquement les conséquences de toute expression de mauvaise volonté ;
• Les pays « occidentaux » sur ce théâtre doivent se limiter à fournir une aide aérienne nécessaire mais mesurée pour contenir tous les groupes islamistes et non le seul EI et soutenir l’effort des puissances régionales. Ainsi, la présence française sur le front syrien aux niveaux actuels (hors porte-avion) et d’une participation, avec une vision réaliste et non partisane, aux conférences de résolution de ce conflit est suffisante ;
• Sur ce théâtre nous devons seulement être attentifs à la protection de Damas, objectif stratégique majeur des islamistes qui, s’ils peuvent s’emparer de cette ville symbolique, première capitale du Califat [3], auront prouvé à ceux qui les observent que leur objectif de conquête mondiale est réaliste. On aura beau parler de Daech pour édulcorer la menace, le concept d’État islamique et de Califat sera une réalité tangible et enthousiasmera à travers le monde. La « bataille des représentations » passe aussi, sinon avant tout par Damas ;
• Au-delà, il nous faut profiter de cette « guerre » pour mettre en place une véritable régulation multipolaire du monde et contribuer à un développement harmonieux de tous les États. Car la gestion unipolaire du monde implique nécessairement la défense des seuls intérêts du pôle dominant et son lot d’oppositions.
Pour l’instant, au-delà des effets d’annonce, certes positifs, de recherche d’une grande coalition comme le demandait déjà Vladimir Poutine le 28 septembre à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, les objectifs politiques que poursuivra cette « grande coalition » et surtout la stratégie militaire qu’elle mettra en œuvre paraissent bien flous.
C’est pourquoi il apparait souhaitable que l’on en vienne aux fondamentaux de la stratégie : « fixer l’ennemi, se couvrir, le déborder pour donner l’assaut et le neutraliser ».
Les opérations actuelles en Syrie paraissent suffisantes actuellement pour le « fixer », l’optimum serait d’arriver à « l’encager », c’est-à-dire à fermer la frontière turque. Pour cela deux options : soit l’armée turque se déploie à la frontière syro-turque et ferme hermétiquement la nasse, ce qui est fort improbable. Soit on accepte et on soutient l’offensive que la Russie essaye actuellement de conduire avec l’armée syrienne vers Alep pour ensuite se prolonger jusqu’au réduit kurde afin d’interdire cette frontière.
En revanche, il est impératif de « se couvrir », c’est-à-dire d’éviter que l’ennemi, de son côté, ne nous « déborde ». Et c’est sur les théâtres français, européen (mesure-t-on bien l’image que donne Bruxelles, capitale de la Belgique certes, mais aussi de l’Union européenne, totalement paralysée par les menaces d’attaques ?) et sahélo-saharien que cet ennemi tente et tentera de nous déborder. Et sur ces deux théâtres, la tâche est urgente, immense et vitale.
Ensuite viendra naturellement l’assaut final à partir de bases solides, soutenu par des populations enfin sécurisées et confiantes dans les capacités des politiques de conduire la bataille. En attendant, bien entendu, sur le théâtre irako-syrien même, il est toujours bon de couper les circuits financiers, de maintenir la pression aérienne, de bombarder les convois de pétrole, de faire contribuer tous les pays ; en somme de ne pas relâcher la pression.
Attention, enfin, aux déclarations enflammées sur la « grande coalition » qui se noieront dans les sables des tortueuses politiques proches-orientales ou sahélo-sahariennes, ou se déliteront sous les coups de boutoir de quelques kalachnikov semant la terreur dans les capitales des coalisés.
[1] Voir plus loin la définition du terme islamiste sur laquelle se battent les experts pendant que les kalachnikov crachent le feu dans Paris.
[2] Il est vrai que le ministre français des Affaires étrangères considérait qu’Al Nosra faisait un bon boulot. Il faut rappeler que cette organisation islamiste est la filiale syrienne d’Al-Qaïda.
[3] Damas est la première capitale du Califat hors de la péninsule arabique et donc le symbole de l’islam conquérant auquel se réfère l’EI.