19.12.2024
Le terrorisme transnational : une construction ?
Tribune
20 novembre 2015
Bien sûr, puisqu’ils revendiquent la même appartenance, Daesh et le terrorisme transnational que celui-ci promeut semblent se confondre, au point de semer une forme de confusion chez ceux qui souhaitent le combattre, par des raccourcis sémantiques. Le terrorisme transnational serait donc un ennemi contre lequel l’utilisation de la force serait une réponse, et dans le cadre de laquelle des ajustements stratégiques au sein des forces armées permettraient une plus grande efficacité au combat. C’est en partie vrai, à condition que l’ennemi en question soit clairement identifié, et qu’il soit un combattant plus qu’un terroriste, en pratique surtout. En d’autres termes, on ne peut pas traiter du terrorisme comme on le ferait d’un adversaire stratégique classique, au risque d’essuyer des échecs fatals. En ce sens, Daesh nous apporte des réponses, et d’une certaine manière facilite le travail d’identification territoriale des cibles à abattre dans le cadre d’une opération militaire rapidement engagée, au point que l’on puisse donner raison à Peter Harling quand il compare Daesh à un « monstre providentiel » [1]. Mais le terrorisme transnational reste de son côté une construction qu’il convient de saisir avec une extrême prudence. Laissons donc ici de côté toute mention des opérations militaires menées contre Daesh en Syrie et en Irak, pour analyser la construction du phénomène de terrorisme transnational, et des politiques mises en place pour y répondre.
De quoi parle-t-on exactement ?
L’identification d’un terrorisme transnational par des gouvernements n’est pas sans soulever de multiples questions relatives à la définition qui doit être apportée à ce phénomène. Si nous analysons ici essentiellement les origines, le fonctionnement et le mode d’action de ces groupes, il est néanmoins également nécessaire de s’attarder sur la manière dont ils sont présentés par ceux qui les combattent, d’autant que ces pages sont bien évidemment directement adressées à ces derniers. On remarque à ce titre, outre les nombreuses erreurs ou jugements trompeurs, que la construction d’une menace posée par le terrorisme transnational est à de multiples égards une construction politique. Là aussi, rien de fondamentalement nouveau, mais rien de nouveau non plus dans la manière dont on identifie le terrorisme, d’où la nécessité de rappeler quelques essentiels.
Gilles Andréani a raison de rappeler que « La guerre contre le terrorisme est avant tout une métaphore, comme la guerre contre la drogue ou la guerre contre le crime » [2]. Mais dès lors que cette métaphore s’accompagne d’un combat armé, réel, comme c’est le cas contre Daesh, il est nécessaire de comprendre à quoi nous avons à faire, sous quel format, et dans quel contexte. A ce titre, loin de la thèse des réalistes selon laquelle le terrorisme pourrait être assimilé à un acteur stratégique comme un autre, combattu comme tel (y compris à l’aide de moyens militaires) et connaissant des hauts et des bas [3], les théoriciens constructivistes se sont interrogés sur les raisons pouvant justifier de calquer sur la lutte contre le terrorisme des méthodes propres aux relations interétatiques, de type guerre froide [4]. Ce phénomène est particulièrement sensible dans le cas de la première puissance militaire mondiale, les Etats-Unis, et de pays qui restent dans un paradigme souvent qualifié d’ancien, mais qui n’en demeure pas moins omniprésent dans la manière de concevoir les conflits armés. On note ainsi que plutôt que de réfléchir à la particularité du terrorisme transnational, Washington a préféré opter dans un premier temps pour l’utilisation de moyens de guerre classiques, avec une « identification de l’ennemi » issue de sa confrontation avec l’Union soviétique et des innombrables plans de bataille imaginés pendant cette période. L’attitude de la France depuis les attentats du 13 novembre, avec la mise en œuvre rapide de raids aériens, le déploiement du porte-avion Charles de Gaulle et la concertation avec l’état-major russe, montrent à quel point ce mode opératoire n’est pas limité aux Etats-Unis.
La construction d’un adversaire dans un contexte post-guerre froide est bien évidemment un thème très largement développé dans les milieux académiques, et sur lequel il n’est pas nécessaire de revenir ici en détail. Mais il est intéressant de remarquer qu’un nombre grandissant d’observateurs voient dans la construction du terrorisme transnational, orchestré par des mouvements radicaux, la réponse à une forme de radicalisme de la première puissance mondiale [5]. Ce serait donc une guerre entre deux radicalismes, qui opposerait les organisations terroristes transnationales à une superpuissance se laissant parfois aller à l’unilatéralisme, comme ce fut le cas sous l’administration Bush. Dans un tel contexte, la construction du terrorisme transnational s’impose comme la grille d’analyse la plus convaincante de la « guerre contre le terrorisme » mise en place dès 2001. La question se pose : à qui profite une telle construction ? Nous y reviendrons plus loin dans ce texte, après un détour par les évolutions, ou les permanences, constatés entre les attentats de New York et Washington de 2001 et ceux de Paris de 2015.
Reste la question de la temporalité et de la finalité contenues dans l’énonciation d’une « guerre contre le terrorisme », et de ce qu’elles nous apportent comme éclaircissement. Comme le résume très bien le politologue français Didier Bigo, « deux interprétations dominent le débat public. Pour la première, l’ampleur de la menace est telle qu’elle justifie le recours à des pratiques d’exception temporaires permettant seules de sauver les valeurs démocratiques. Pour la seconde, qui a tendance à simplement inverser le raisonnement, les mesures antiterroristes constituent une stratégie de long terme des gouvernements pour s’exonérer de la loi ordinaire et instaurer un climat de surveillance nous faisant sortir de la démocratie [6] ». Tout dépendrait donc des objectifs poursuivis par les pouvoirs publics, et de la pérennité accordée à la lutte contre le terrorisme. Mais à cet égard, il convient de s’interroger sur le fait de savoir si la « guerre » suppose une opération rapide, et devant laisser sa place à d’autres pratiques, ou si au contraire elle impose un bouleversement profond dans nos sociétés. A ce titre, la mention de modifications constitutionnelles introduite par François Hollande dans son discours devant le Congrès laisse supposer que c’est cette deuxième option qui est privilégiée. De la même manière, l’exemple américain post-11 septembre semble indiquer que la « guerre contre le terrorisme » est à la fois ambitieuse et s’accompagne de consolidations du pouvoir exécutif, derrière l’appellation d’union sacrée, qui fait bien entendu référence à la Première guerre mondiale, et donc à un état de guerre contre un ennemi clairement identifié.
Du 11 septembre au 13 novembre
Avec le 11 septembre 2001 et l’identification d’une nouvelle menace se sont succédées des mesures ayant pour effet de renforcer les prérogatives présidentielles aux Etats-Unis, afin de garantir une réponse jugée plus efficace et conforme à l’intérêt national. Carl Levin, sénateur démocrate du Michigan, à cette époque président de la commission des Forces armées, n’a pas hésité à parler d’« union sacrée » pour justifier l’absence de débat politique sur les questions de sécurité, offrant ainsi à l’exécutif, pourtant républicain (il s’agissait de la présidence de George W. Bush), un pouvoir exceptionnel légitimé par le besoin de cohésion et de cohérence dans la riposte [7]. Bénéficiant du soutien d’un Congrès alors majoritairement démocrate, de la Cour suprême, résolument conservatrice de par ses membres, et justifiant les mesures adoptées par une nécessaire lutte contre le terrorisme, l’exécutif américain se retrouvait dans une situation extrêmement favorable, au sommet de sa puissance [8]. Dans ces conditions, que ce soit en interne ou dans sa politique extérieure, peu nombreux sont ceux qui pouvaient discuter son autorité [9].
D’autre part, dans les jours qui suivirent les attentats du 11 septembre, tandis que se préparait l’offensive militaire contre le régime des talibans en Afghanistan, l’Irak a été désigné comme une cible potentielle de la « croisade contre le terrorisme » de George W. Bush. En effet, dès le 20 septembre, le chef de l’exécutif américain recevait une lettre ouverte, signée par plusieurs dizaines d’officiels, mettant l’accent sur la nécessité de « châtier » Saddam Hussein afin d’éradiquer définitivement les sources du terrorisme international [10]. Dès lors, les autorités américaines se sont efforcées de rassembler des éléments permettant d’établir un lien entre le régime de Saddam Hussein et le terrorisme. L’approche réaliste fut ainsi privilégiée, et le lien terrorisme-Etat immédiatement intégré aux réponses militaires.
Quatorze ans plus tard, la tâche du gouvernement de François Hollande fut facilitée par l’émergence de Daesh, la revendication des attentats par le califat, mais aussi par le fait que des opérations militaires étaient déjà menées contre celui-ci. D’une certaine manière, la mention de « guerre » se traduit ici par une extension du domaine de la lutte, ou par une intensification des frappes, ce qui au passage nous invite à nous interroger sur le fait que si la « guerre » a été déclarée le 13 novembre 2015, comment alors qualifier les opérations militaires menées jusqu’alors ? La confusion est grande. Dans les faits, cette mention de « guerre » fut le prélude à des annonces spectaculaires concernant la prolongation de l’état d’urgence étendu à l’ensemble du territoire national, et l’évocation de réformes constitutionnelles. De là à comparer de telles mesures au Patriot Act, qui accompagna les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, et résultat de cette union sacrée contre le terrorisme, il n’y a qu’un pas très facile à franchir.
A qui profite la confusion ?
L’énonciation de guerre contre le terrorisme ne saurait être simplement vue comme une « opportunité » permettant aux Etats qui l’invoquent de renforcer leur autorité. Bien sûr, certains pays ont profité de cette confusion dans l’identification d’un terrorisme transnational, et des moyens devant être mis en œuvre pour le combattre, pour s’en prendre à des groupes terroristes localisés, aux enjeux clairement identifiés, et même dans certains cas à des mouvements d’opposition. Ainsi, affirme Didier Bigo, « l’intensification de la coopération antiterroriste internationale a permis à nombre de dictatures et de régimes non ou peu démocratiques, fortement sollicités pour le recueil d’informations contre des terroristes présumés, de durcir la répression contre leurs opposants politiques ou contre certaines minorités ethniques ou religieuses [11] ». La construction du terrorisme transnational comme menace globale servirait les intérêts des Etats, à la fois dans la formulation de leur politique étrangère et de défense et en ce qui concerne la réponse à des enjeux de politique interne.
Il n’en demeure pas moins que cette construction sert également les groupes terroristes eux-mêmes, en ce qu’elle éloigne les mesures de contre-terrorisme de leur but initial, et ne parvient pas à s’adapter aux évolutions imposées par le terrorisme transnational. Ainsi, si la sécurité ne se trouve nullement renforcée dans ces mesures restrictives et détournées de leur intérêt initial, les groupes terroristes transnationaux continuent de leur côté à exploiter habilement les failles que de telles politiques ne font qu’élargir, et parviennent soit à provoquer des attaques totalement disproportionnées aux moyens dont ils disposent soit à endoctriner et préparer tranquillement dans l’ombre de nouvelles générations de combattants. En frappant Daesh, la France s’est sans aucun doute lancée dans un combat utile, voire indispensable, ne serait-ce qu’à en juger par les récits de ceux qui depuis des mois fuient les territoires occupés par les radicaux. Mais en se lançant dans une « guerre contre le terrorisme », elle sème la confusion quant à la finalité de ce projet, aux moyens qu’elle compte engager dans la durée, et à son niveau de préparation à faire front, pour reprendre un autre élément de langage propre au fait militaire.
[1] Peter Harling, « Etat islamique, un monstre providentiel », Le Monde diplomatique, n°726, septembre 2014.
[2] Gilles Andréani, « Le concept de guerre contre le terrorisme fait-il le jeu des terroristes ? », in Gilles Andréani et Pierre Hassner (dir.), Justifier la guerre ?, 2ème édition, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 197.
[3] Les auteurs réalistes estiment ainsi que, à la manière des États, les groupes terroristes transnationaux de type Al-Qaïda peuvent être combattus et défaits. Lire notamment Audrey Kurth Cronin, “How Al-Qaida Ends. The Decline and Demise of Terrorist Groups”, International Security, vol. 31, n°1, été 2006, pp. 7-48.
[4] Lire notamment Wesley W. Widmaier, “Constructing Foreign Policy Crisis: Interpretive Leadership in the Cold War on Terrorism”, International Studies Quarterly, n°51, 2007, pp. 779-794.
[5] Lire notamment Pierre Conesa, Les mécaniques du chaos, Editions de l’Aube, 2007, La Tour-d’Aigues.
[6] Didier Bigo, « Dans les filets du contre-terrorisme global », Le Monde diplomatique, octobre 2008.
[7] Voir Douglas Kellner, “Bushspeak and the Politics of Lying: Presidential Rhetoric in the ‘War on Terror’”, Presidential Studies Quarterly, vol. 37, n°4, décembre 2007, pp. 622-644.
[8] Nombreuses furent alors les études qui n’hésitèrent pas à parler d’une présidence impériale américaine, ou même d’un Empire américain, établissant ainsi des parallèles, parfois excessifs, avec l’Empire romain. Il n’en demeure pas moins que la Maison-Blanche se trouva investie de pouvoirs exceptionnels après les attentats du 11 septembre 2001, en matière de politique étrangère comme le sur le front, très élargi, de la sécurité nationale. La création du Department of Homeland Security, sorte de ministère de l’Intérieur américain, fut le signe le plus significatif du renforcement des pouvoirs de l’exécutif.
[9] Lire François Vergniolle de Chantal, Libertés civiles et lutte anti-terroriste aux Etats-Unis, CFE/IFRI, juin 2003.
[10] Sur cette question, lire Jean-Jacques Mével, « Il faut liquider le régime de Saddam Hussein », entretien avec James Woolsey (ancien directeur de la CIA), Le Figaro, 1er octobre 2001. Quelques jours après les attaques de New York et Washington, Woolsey identifie déjà clairement l’Irak de Saddam Hussein comme la cible privilégiée. Des souhaits qui se concrétiseront par la suite.
[11] Didier Bigo, « Dans les filets du contre-terrorisme global », op. Cit.