19.12.2024
Attentats de Paris : un tournant stratégique
Interview
16 novembre 2015
Il y a un double tournant stratégique. Premièrement, il s’agit de la « qualité technique » de l’opération militaire, c’est-à-dire, hélas, la capacité technique dont ont fait preuve trois groupes accomplissant trois missions différentes coordonnées sans se faire repérer : se faire exploser aux abords du Stade de France, mitrailler des cafés et prendre une salle de spectacle en otage. Depuis les attentats de Mumbai en Inde en 2008, on n’avait pas vu un commando djihadiste capable d’exécuter une mission aussi complexe et avec malheureusement autant d’efficacité. Nous ne sommes plus en présence de djihadistes avec un passeport français qui décident de tuer des dessinateurs ou des juifs dans une épicerie, mais devant un commando probablement multinational exécutant une opération paramilitaire. A cause de cela et du nombre de morts, nous avons franchi un seuil.
Le deuxième tournant stratégique réside dans le fait qu’on ne frappe plus des gens parce qu’ils sont militaires français, juifs, dessinateurs caricaturistes ou policiers, mais simplement parce qu’ils passent dans la rue et s’amusent le vendredi soir. Tout le monde est une victime potentielle. Enfin, il y a une volonté de nous punir de ce que nous sommes, c’est-à-dire, selon l’État islamique, des Occidentaux débauchés. Par ailleurs, il y a eu un message tout à fait explicite mettant en cause François Hollande et la politique française en Syrie.
La France connaît-elle actuellement la plus grande menace de son histoire contemporaine ? Doit-on considérer que la France est en guerre ?
Je ne sais pas s’il s’agit de la plus grande menace de notre histoire contemporaine mais il est tout à fait évident qu’elle est très grave. Concernant la question de l’emploi du mot « guerre », nos adversaires se considèrent comme étant en guerre contre nous et le revendiquent régulièrement. Tout dépend de ce que l’on entend par être en guerre. Si l’on veut dire par là que la France doit mobiliser toutes ses forces, qu’elle doit faire un effort considérable, que les citoyens doivent y participer, ou même qu’il va falloir tuer des gens légitimement au nom de l’État, oui, nous sommes en guerre. En revanche, l’inconvénient d’employer le mot « guerre » est de donner une sorte de dignité à l’adversaire et de reconnaître implicitement que l’État islamique soit un État comme ils le prétendent, et ainsi d’admettre qu’il s’agit de notre ennemi principal. Beaucoup de gens ont ironisé lorsque George W. Bush avait affirmé que les États-Unis étaient en guerre contre le terrorisme, et faisaient remarquer que le terrorisme est une méthode et non un État. Il me semble qu’on entend maintenant en France beaucoup parler de « guerre ». Je dirais ainsi qu’il faut employer des moyens de guerre mais pas forcément la catégorie juridique et politique de la guerre.
Comment les États peuvent-ils faire face à cette nouvelle forme de menace ?
Les États peuvent y faire face sur deux plans, en premier lieu sur un plan intérieur. Nous sommes en présence d’une lutte contre le terrorisme, c’est-à-dire de groupes armés, mal identifiés, à motivation idéologique et qui sont susceptibles d’entrer en action brusquement. De ce point de vue, nous avons malheureusement depuis le début du 20e siècle beaucoup d’expérience de lutte contre le terrorisme. Mais, en général, la lutte antiterroriste qui fonctionne n’est pas forcément celle qui proclame des voies d’exception qui d’ailleurs servent plutôt à recruter pour l’adversaire : c’est celle basée sur une répression policière intelligente basée sur du bon renseignement. Par exemple, la façon dont l’Italie est venue à bout du terrorisme d’extrême-gauche – que je ne compare en aucun cas au djihadisme – s’est faite dans le cadre de la loi, face à des milliers d’adversaires, et cela a donné des résultats au bout de quelques années.
L’autre dimension de la lutte contre le terrorisme est internationale. Quand bien même nous parviendrions à arrêter ou à déradicaliser tous les djihadistes présents sur notre sol, le problème se situe très largement en Syrie et en Irak et pose donc une question d’option géopolitique. Je ne pense pas qu’envoyer des avions français larguer des bombes supplémentaires dans le cadre de la coalition contribue à défaire l’État islamique. En revanche, il est, à mon sens, nécessaire d’envisager très sérieusement une realpolitik, c’est-à-dire discuter avec Bachar al-Assad, les Iraniens et les forces chiites, avec les Russes, afin que la lutte sur le terrain contre l’État islamique soit menée de façon coordonnée et efficace. Je crois qu’il faut revenir au vieux principe de la stratégie : quel est le danger et l’ennemi principal ?