ANALYSES

Le rôle des Nations unies dans l’émergence de notions-clés. L’exemple de la notion de « secteur informel »

Tribune
28 octobre 2015
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La notion de secteur informel est devenue centrale aujourd’hui pour désigner le type de fonctionnement économique de nombreux pays du Sud et pour caractériser le type d’emplois qui s’y développent. Cette notion qui désigne une économie en marge de la production classique de biens et de services, est devenue essentielle aujourd’hui pour appréhender l’économie des pays du Sud, car le secteur informel est très important dans ces pays, où il constitue le principal mode de travail de ceux qu’on appelle les « working poor », les travailleurs pauvres. Mais avons-nous bien présent à l’esprit que nous devons ce concept à l’ONU ? En effet, cette expression devenue incontournable a été définie par une de ses agences spécialisées, l’Organisation internationale du travail (OIT) au début des années 1970, en 1972 plus exactement. Le secteur informel se caractérise selon l’OIT par des activités autonomes du reste de l’économie, répondant à sept critères :

• facilité d’accès aux activités
• utilisation de ressources locales
• propriété familiale des entreprises
• échelle restreinte des opérations
• utilisation de techniques simples (technologie intensive en travail plutôt qu’en capital) et nombre réduit de travailleurs
• qualifications acquises en dehors du système scolaire officiel
• marchés échappant à tout règlement et ouverts à la concurrence

L’Afrique subsaharienne, où 68 % de la population active travaille dans ce secteur, et l’Asie (84% pour l’Inde) sont particulièrement touchées par le phénomène du secteur informel. Les femmes et les jeunes sont particulièrement concernés par le secteur informel.

Depuis son émergence, le concept de secteur informel a été l’objet de débats et de controverses enflammés. Pour les uns, le secteur informel était destiné à disparaître avec le développement des pays du Sud, pour les autres il constituait un pan dynamique de l’économie de ces pays, ainsi qu’une soupape de sécurité, qu’il fallait prendre en compte et soutenir. Certains enfin dénonçaient le caractère dérégulé et la dimension exploitatrice du travail dans ce secteur (absence de sécurité sociale, d’assurance maladie, de droits syndicaux, etc. pour les travailleurs du secteur informel).

Comment a émergé le concept de secteur informel ? Quel est le rôle du secteur informel dans le développement des pays du Sud ? Et surtout, quelle politique les Etats et la communauté internationale devraient-ils aujourd’hui avoir vis-à-vis du secteur informel : viser à le faire disparaître ou bien le soutenir et l’encourager ?

La théorie de la modernisation et l’action précoce de l’OIT en faveur de l’emploi et de la productivité dans le Tiers Monde

Dans les années 1950-1960, la conception dominante était la théorie de la modernisation : on pensait que les pays du Sud, sur le modèle des pays du Nord et notamment des pays d’Europe ainsi que du Japon qui avaient remarquablement réussi leur reconstruction d’après-guerre, allaient se moderniser et bâtir de solides économies capitalistes, et que toute l’économie traditionnelle (on ne disait pas encore « informelle ») disparaîtrait d’elle-même. L’atmosphère était à l’enthousiasme au sujet des possibilités de développement du Tiers monde. Mais au milieu des années 1960, le doute commence à s’instiller, devant le constat d’une stagnation économique et d’un important chômage dans le Tiers monde [1].

Le Programme mondial sur l’emploi (WEP) de l’OIT et les premières missions sur l’emploi

Devant la prégnance du problème du chômage dans le Tiers monde, l’idée d’un « programme mondial sur l’emploi » émerge dès 1967 à une conférence de l’OIT. Elle reçoit rapidement des échos favorables, et ce programme est lancé à Genève en 1969 par le DG de l’OIT, l’Américain David Morse, qui s’en fait l’ardent défenseur. Le but de ce programme est d’inciter les Etats à mettre la question de la création d’emploi au centre de leurs préoccupations et de leurs efforts de planification et de développement ; il s’agit de faire de la création d’emplois un objectif en soi des gouvernements.

Pour mener à bien ce projet, l’OIT lance des missions de conseil aux pays du Sud. La mise en place de telles missions de conseil est alors une innovation. Ce qui est nouveau est l’idée d’analyser les situations et de diagnostiquer les problèmes, au lieu de proposer d’emblée des projets d’assistance technique, c’est-à-dire des solutions toutes faites venues d’experts occidentaux. De plus, chaque mission est inter-disciplinaire et comporte des experts de différentes institutions (chercheurs, universitaires, agents d’organisations internationales, représentants syndicaux, consultants en management…) Les équipes, de vingt-cinq à trente personnes, sont composées avec soin pour être vraiment hétérogènes. Les missions visent, grâce à leurs analyses, à permettre le lancement par les gouvernements de plans nationaux pour l’emploi [2].

La mission de l’OIT au Kenya en 1972 et l’étude de Keith Hart

La première de ces missions d’enquête de l’OIT a lieu au Kenya en 1971-72, à l’invitation du gouvernement de ce pays. L’étude est financée par le PNUD et est faite en collaboration avec les autres agences et organes de l’ONU. La mission est dirigée par l’économiste Hans Singer, qui se rend à Nairobi en 1971 pour discuter du projet avec plusieurs ministres et représentants officiels du gouvernement kényan. Le but de l’étude est d’étudier les « travailleurs pauvres » (« working poor »). Le rapport qui résulte en 1972 de cette mission, long de 600 pages, structuré en deux parties, s’attache surtout à étudier le problème du chômage au Kenya, en analysant successivement les problèmes d’emploi dans les zones rurales et urbaines [3]. Le chapitre 13 du rapport est entièrement consacré au secteur informel. C’est la naissance de l’appellation de « secteur informel ».

En fait, le terme avait été introduit l’année précédente par l’anthropologue britannique Keith Hart, durant son étude faite en 1971 des activités économiques des migrants ruraux venus s’installer dans la banlieue d’Accra au Ghana [4]. Il forge plus précisément l’ex¬pression d’« informal income opportunity » (opportunités infor¬melles de revenu). Dans son article sur ce sujet publié en 1973, Hart décrit ses observations faites auprès des Frafras qui ont migré du Nord du Ghana vers les zones urbaines du Sud du Ghana où ils constituent un sous-prolétariat, effectuant des tâches diverses et disparates (des cireurs de chaussures aux médecins clandestins, des porteurs et vendeurs sur les marchés aux usuriers). Dans son article, Hart pose une question essentielle : est-ce que ces travailleurs du secteur informel constituent une majorité exploitée ou bien est-ce que leurs activités d’économie informelle possèdent une capacité autonome de générer des revenus ? Il répond en montrant que les deux affirmations sont vraies à la fois.

Comme l’explique Thomas Cortado, Hart « contest[e] la thèse selon laquelle le « sous-prolétariat » du Tiers-monde serait composé de personnes au chômage ou sous-employées. Durant son enquête, il constate au contraire que loin d’être désœuvré, ce sous-prolétariat dépensait beaucoup de son temps et de son énergie dans d’innombrables activités, qui échappaient à l’œil des « experts » et de l’administration. Seul un regard ethnographique, engagé dans la vie quotidienne des gens, était d’ailleurs capable d’en révéler l’importance ». La problématique d’ensemble qui sous-tend l’analyse de Hart est celle du conflit entre la bureaucratie et les « gens ordinaires » ; les acti¬vités dites informelles sont des activités en contradiction avec un mode de domination « rationnel-légal », elles expri¬ment la résistance des « petits » à cet ordre rationnel-légal [5]. Ainsi, Keith Hart, comme la mission de l’OIT au Kenya presque au même moment, mettent en évidence l’efficacité, la créativité et la résilience du secteur informel.

Le rapport de l’OIT de 1972 reçoit des échos importants et souvent enthousiastes [6]. Toutefois, le concept de secteur informel a tout d’abord été reçu de manière mitigée dans les cercles s’intéressant à la question du développement. Beaucoup d’observateurs ont considéré que le secteur informel dans les pays du Sud était marginal, périphérique ; selon eux, le secteur informel n’était pas lié au secteur formel et à la structure capitaliste, et ils estimaient qu’il allait disparaître dès que ces pays auraient acquis un niveau de développement économique suffisant.

Le programme de recherche de l’OIT sur le chômage urbain

Parallèlement aux missions sur l’emploi, le Programme mondial sur l’emploi de l’OIT prévoit des recherches sur des thèmes spécifiques, notamment le chômage urbain. Ces recherches commencent en 1968-69 et donnent lieu, comme première publication, en 1971-72, à une étude pionnière de Paul Bairoch sur le chômage urbain dans les pays en développement [7]. Puis, avec l’arrivée à l’OIT de Harold Lubell en octobre 1971, ces études prennent leur essor : il lance une série d’études sur des villes spécifiques, en commençant par Calcutta. En septembre 1973, S. V. Sethuraman se joint à Lubell. Dans leurs études, ils sont amenés à approfondir la notion de travail informel. Ce programme de recherches devient alors le « programme de recherches sur le secteur informel urbain ». La notion de secteur informel permettait d’éviter des périphrases comme « chômage déguisé », « chômage ouvert ou caché », etc. [8] Au cours des années 1970, dans le langage de l’OIT et même au-delà, la notion de « chômage urbain » est peu à peu remplacée par celle de « secteur informel urbain ».

Ainsi, la notion de secteur informel s’impose peu à peu à l’OIT, puis dans l’ensemble du monde académique.

Un intérêt accru pour l’économie informelle aujourd’hui

Aujourd’hui, on assiste à un intérêt accru pour l’économie informelle dans le monde, du fait de la persistance du secteur informel et même de son apparition dans des endroits où on ne l’attendait pas, comme les pays du Nord. La crise économique mondiale de 2008 a encore plus révélé l’importance du secteur informel comme « coussin » d’amortissement des crises pour les populations [9]. En outre, les économistes observent de plus en plus à quel point économie informelle et économie formelle sont entremêlées et interdépendantes. Le concept d’économie informelle est donc plus que jamais utile et utilisé par des économistes, des personnalités politiques, des militants et des chercheurs.

L’économie informelle est devenue un champ d’études à part entière, intéressant non seulement des économistes mais des spécialistes de gender studies, de science politique, de sociologie et de planification urbaine. Aujourd’hui aussi bien l’OIT que l’OMC, l’OCDE et la Banque mondiale publient des études sur le secteur informel [10]. Mais l’OIT continue à être en pointe pour étudier le secteur informel. Ainsi, cette organisation a mis en place une « base de données de ressources sur l’économie informelle », contenant plus de 500 entrées, qui est un instrument de recherche et un inventaire dynamique [11], sur lequel on peut trouver de nombreux documents de travail de l’OIT, des statistiques, des données juridiques ou économiques, sur le secteur informel dans le monde, données accessibles librement au format pdf.

Plusieurs écoles de pensée

L’économie informelle est un sujet de débats intenses. Pour certains, elle est quelque chose de positif, un vivier ou « pool » de talents d’entrepreneurs dynamiques (pensons au petit sous-prolétaire indien parti de rien qui monte un petit commerce informel qui deviendra peu à peu une florissante entreprise [12]… mais n’est-ce pas une image d’Epinal ?) ou un « coussin » permettant d’amortir les crises économiques. D’autres la perçoivent comme un phénomène plus négatif, soulignant que ce type d’économie permet aux entrepreneurs d’échapper aux taxes et cotisations sociales.

Effectivement, il apparaît urgent d’améliorer les conditions de vie et de travail des millions de gens qui travaillent dans le secteur informel. Il est important de promouvoir une formalisation du secteur informel, son intégration dans la mesure du possible à l’économie formelle et même sa légalisation. Il faut résorber cette coexistence de deux niveaux d’économie, l’une officielle et l’autre souterraine faisant travailler un sous-prolétariat exploité et ne bénéficiant pas de protection sociale. Les Nations unies, qui ont joué un rôle pionnier en faisant apparaître au grand jour ce phénomène, pourraient être le fer de lance de cette action.

 

[1] Tout ce développement historique (de 1970 à nos jours) ainsi qu’une grande partie des références est emprunté au récit publié en anglais sur le site http://wiego.org/informal-economy/history-debates, ainsi qu’au document de travail de l’OIT : Paul E. Bangasser, The ILO and the informal sector : an institutionnal history, Genève, OIT, 2000, Employment Paper n°9.
[2] P. Bangasser, doc. cit., p. 5.
[3] P. Bangasser, p. 6.
[4] Employment, Incomes and Equality. A Strategy for Increasing Productive Employment in Kenya, Genève, OIT, 600 p.
[5] Keith Hart, « Informal Income Opportunities and Urban Employment in Ghana », The Journal of Modern African Studies, vol. 11, n°1, mars 1973, p. 61-89.
[6] Thomas Cortado, « L’économie informelle vue par les anthropologues », in Regards croisés sur l’économie, n° 14, 2014/1, p 194-208.
[7] E.S. Clayton, « Kenya’s agriculture and the ILO employment mission: six years after », Journal of Modern African Studies, 1978, Vol. 16, n°2, juin 1978, p. 311-318.
[8] Paul Bairoch, Le chômage urbain dans les pays en voie de développement : présentation générale du problème et éléments d’une solution. Genève : Bureau International du Travail, 1972.
[9] P. Bangasser, p. 11.
[10] Zoe Elena Horn, No Cushion to Fall Back On: The Global Economic Crisis and Informal Workers, WIEGO and Inclusive Cities (working paper), 2009.
[11] OECD, IMF, ILO et CIS STAT (2003), Manuel sur la mesure de l’économie non observée, OCDE, Paris ; Perry G. E., Maloney W. F., AriasO. S., FajnzylberP., Mason A. D. et Saavedra-Chanduvi J. (2007), Informality: Exit and Exclusion, The World Bank, Washington ; Bacchetta P., Ernrt M. et Bustamante J. (2009), Globalisation and Informal Jobs in Developing Countries, OIT et OMC, Genève ; BIT (2013), Mesurer l’informalité : manuel statistique sur le secteur informel et l’emploi informel, BIT, Genève ; ILO (2012), Statistical update on employment in the informal economy, Genève, ILO, juin. En ligne: http://laborsta. ilo.org/informal_economy_E.html.
[12] The International Labour Organization’s (ILO) Informal Economy Resource Database
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