« Qui est l’ennemi ? » – 3 questions à Alain Bauer
Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et métiers, à New York et Pékin. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « Qui est l’ennemi ?», paru aux Éditions CNRS et préfacé par Michel Rocard.
Qu’entendez-vous par « terrorisme hybride »?
Depuis 1979 avec la chute du Shah d’Iran, suivie en 1989 de celle de l’URSS, l’apparition d’un terrorisme d’une nature différente des précédents a changé la donne.
Le terrorisme d’Etat s’est réduit, les irréductibles basques et irlandais ont rendu les armes, les FARC colombiens se sont tout simplement décriminalisés. Le « golem » Al Qaida version Ben Laden, s’est retourné contre ses inventeurs et, après avoir inventé « l’hyperterrorisme », s’est fait dépasser par le Califat de l’Etat Islamique.
Sont apparues en complément deux « nouveautés » : les hybrides, « gangsterroristes » et le « lumpenterroriste », agissant par impulsivité avec les moyens du bord. Le tout est porté par un processus d’accélération de la radicalisation grâce à l’incubateur internet. Ces nouveaux opérateurs ne sont du coup plus importés de l’extérieur, mais sont nés sur le sol des pays occidentaux cibles. Des terroristes enracinés ont peu à peu remplacé les habituels commandos envoyés de l’extérieur quand ils ne sont pas simplement convertis dans l’espace de l’Islam radicalisé, loin d’être le principal opérateur du terrorisme, en Occident tout du moins.
Avec Khaled Kelkal en 1995, puis le Gang de Roubaix en 1996, la France a connu la douloureuse expérience des hybrides, mi gangsters, mi terroristes, naviguant entre deux fichiers et échappant ainsi à l’attention des services incapables de faire la connexion et de dépasser les cloisonnements. Mohammed Merah, seize ans plus tard rappellera que le processus fonctionnait toujours, comme cela avait d’ailleurs été longuement rappelé dans l’étude de Mitch Silber supervisée par moi-même pour le NYPD (Police de New York) sur la « Radicalisation en Occident, la menace intérieure » en 2006 : « Tandis que la menace extérieure demeure, plusieurs des attentats terroristes ou des complots contrecarrés dans des villes en Europe, au Canada, en Australie et aux États-Unis, ont été conceptualisés et planifiés par des résidents/citoyens qui ont cherché à attaquer leur pays de résidence. La majorité de ces individus sont considérés comme « ordinaires » – ils avaient des motifs «ordinaires», des vies « ordinaires » et, peu d’antécédents terroristes ou même parfois criminels ». Les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont complété la série.
Désormais, la menace provient de groupes hybrides et opportunistes capables de transformations rapides. Il existe un nouveau « melting pot », criminel intégrant fanatisme religieux, massacres, piraterie, trafic d’êtres humains, de drogues, d’armes, de substances toxiques ou de diamants. Un continuum criminalo-terroriste, un « gangsterrorisme » apparaît, qui ne correspond plus aux petits casiers doctement préparés pour eux. Faute d’imaginer la complexité, les bureaucraties tentent désespérément de rendre compatible la réalité avec leur vision de celle-ci. Il est rare que la réalité s’adapte.
Vous parlez également de « lumpenterroristes ». Pouvez-vous expliquer ?
L’apparition des « lumpenterroristes » est tout aussi préoccupante. Elle provoque le même déferlement médiatique qu’un attentat aux conséquences bien plus graves, mais surtout elle rend fort complexe le travail de décèlement précoce. Ce d’autant plus que nombre d’entre eux ne reviennent pas de Syrie mais ont été empêchés d’y aller….
Placés devant des difficultés de plus en plus importantes à planifier des opérations lourdes en Occident, la nébuleuse Djihadi s’est résolue à inciter des individus isolés qui ne sont pas des « loups solitaires » à agir avec les moyens du bord. Cette dénomination fourre-tout trop hâtivement employée en matière de lutte antiterroriste contribue d’ailleurs à la confusion générale.
En général, les opérateurs terroristes agissant en Occident sont isolés mais maintiennent des relations fortes avec des groupes structurés, des contacts réguliers, directs ou indirects avec des prédicateurs ou des leaders de groupes terroristes, qui incitent à les classer dans des groupes autonomes mais pas indépendants. Un envoyé spécial de journal n’est ainsi pas un « journaliste solitaire », mais simplement éloigné de sa rédaction.
Il y a également, surtout ces temps ci, des fous solitaires, connus pour leurs problèmes et parfaitement identifiés mais en général sous estimés. On est passé en quelques années de « l’hyperterrorisme » au « gangsterrorisme », puis au « lumpenterrorisme ». Avec des scories de chaque cycle survivant sur un territoire ou parmi un groupe plus résilient que les autres.
Si leur efficacité est plus faible, moins spectaculaire que les attentats de masse de la période 1996/2004, les piqûres de guêpe que représentent les micro-attaques sont de nature à fortement perturber la vie quotidienne, surtout si on donne à chaque micro-événement, aussi dramatique soit-il, le retentissement du 11 septembre 2001.
Selon vous, contre le terrorisme, il manque un espace essentiel : celui de l’analyse. Pouvez- vous développer ?
Dans les années 70, alors ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin eut l’intuition que la question terroriste allait devenir un enjeu majeur. Convoquant alors le directeur de la DST, il lui recommanda de créer une unité consacrée au terrorisme. Interloqué, choqué même qu’on puisse le « distraire » de son activité essentielle, le contre-espionnage, le patron « oublia ». Breton et donc têtu, Marcellin imposera alors cette création. En 1990, sur une initiative de Michel Rocard alors Premier Ministre, et de son conseiller le Préfet Pautrat, ancien Directeur de la DST lui-même, il sera engagée la première réforme moderne du renseignement intérieur. Nicolas Sarkozy créera la DCRI et la Délégation Parlementaire au Renseignement entre 2007 et 2012. En 2015, enfin, une loi est votée sous l’impulsion de Manuel Valls et de Jean-Jacques Urvoas, le Président de la commission des lois de l’Assemblée Nationale.
Le renseignement, qui n’est pas seulement antiterroriste, nécessite trois opérations spécifiques :
– la collecte, ouverte à tous.
– l’analyse.
– l’action, restreinte à un très petit groupe qu’on appelle communément « communauté du renseignement ».
Paradoxalement, la collecte est exceptionnelle, l’action remarquable, mais l’analyse pêche en raison du poids inertiel de la culture du contre-espionnage et de la gestion du temps devenu ennemi en raison du booster internet.
L’analyse nécessite un processus ouvert sur le monde de la recherche et de l’expertise, la création de binôme efficace, la prise en compte des processus hybrides et évolutifs de terrorismes devenus pluriels.