20.11.2024
Peuples autochtones : les rendre autonomes ou mieux les intégrer aux nations ?
Tribune
5 octobre 2015
L’affirmation actuelle de ces peuples est le résultat d’une longue lutte. Dès 1946, ces peuples se sont manifestés à l’ONU : les peuples autochtones d’Amérique ont envoyé des pétitions à la Commission des droits de l’homme de l’ONU chaque année depuis sa création, et, en 1948, la Bolivie a proposé à l’ONU la création d’une sous-commission spécifique et l’étude des problèmes des populations autochtones, mais cela n’a pas abouti.
Au sein des Nations unies, seule l’OIT a agi dès les années 1950 en faveur de ces populations : en 1957 elle a adopté la convention n°107 sur les populations indigènes et tribales. Cette convention voit les peuples indigènes comme des paysans exploités économiquement et souligne qu’ils doivent être intégrés dans l’économie moderne. Ce texte constitue une première tentative de codification des obligations internationales des États en ce qui concerne les populations indigènes et tribales. Toute une gamme de thèmes sont couverts, tels que les droits aux terres, le recrutement et les conditions d’emploi, la formation professionnelle, l’artisanat et l’industrie rurale, la sécurité sociale et la santé, l’éducation et les moyens de communication. Ratifiée par 27 pays, cette convention présente une approche intégrationniste, assimilationniste, c’est-à-dire visant à l’intégration des autochtones dans l’ensemble de la société nationale ; cette approche reflète le discours sur le développement alors en vigueur à l’époque à laquelle elle a été adoptée.
Puis, au fil des années suivantes, l’approche de la convention n° 107 a été remise en question. Un comité d’experts, convoqué en 1986 par l’OIT, a conclu que « l’approche intégrationniste de la convention était obsolète et que sa mise en œuvre était préjudiciable dans le monde actuel ». Cela a conduit à la révision de la convention et à son remplacement par une autre convention en 1989.
En 1971, l’ONU a décidé d’effectuer une étude approfondie sur les peuples autochtones, confiée à l’Equatorien José Ricardo Martinez Cobo. En 1983, après douze ans de travail, cette importante Etude du problème de la discrimination contre les populations autochtones, est publiée, dans le cadre du groupe de travail sur les populations indigènes (GTPA) qui vient alors d’être créé à l’ONU. Le rapport Cobo s’affirme pour l’auto-détermination des peuples autochtones et conclut aussi que ces peuples ont un droit inaliénable à leur territoire et peuvent réclamer des terres qui leur ont été prises. Le GTPA devient un forum recueillant les plaintes de peuples autochtones.
Parallèlement, les peuples autochtones eux-mêmes continuent à faire entendre plus distinctement leur voix sur la scène internationale : en 1974 est ainsi créé le Conseil mondial des peuples indigènes (World Council of Indigenous Peoples, WCIP) sous l’impulsion notamment du chef amérindien George Manuel. Les réclamations du WCIP poussent l’ONU à accueillir une conférence en 1977 sur la discrimination contre les populations indigènes aux Amériques.
A partir des années 1990, l’ONU intensifie son action : 1993 est déclarée « Année internationale du peuple autochtone ». En 1994, la journée du 9 août est proclamée « Journée internationale des populations autochtones ». En 2000-2002 est créée à New York au sein de l’ONU une « Instance permanente sur les questions autochtones » (UNPFII). Cette instance, où les experts autochtones siègent à parité avec les experts nommés par les gouvernements, examine les questions autochtones ayant trait au développement économique et social, à la culture, à l’éducation, à l’environnement, à la santé et aux droits de l’homme. En outre, l’ONU organise de 1994 à 2005 la « première décennie internationale du peuple autochtone mondial », suivie d’une deuxième décennie du peuple autochtone mondial lancée en 2005.
Enfin, en 2007, l’Assemblée générale de l’ONU adopte la « Déclaration sur les droits des peuples autochtones ». C’est une victoire pour ces peuples. Un des principaux acquis de cette déclaration, qui résulte de plus de vingt ans de travail, est qu’elle énonce aussi bien des droits individuels que collectifs, et qu’elle reconnaît le droit de ces peuples à l’auto-détermination, c’est-à-dire l’autonomie pour les affaires intérieures et locales. C’est le point qui a suscité le plus de controverses.
En Afrique, la notion de peuples autochtones et la Déclaration de 2007 ont suscité initialement beaucoup de réticences : les pays d’Afrique, regroupés dans le groupe africain aux Nations unies, ont menacé de saboter tout le travail de mise en place de la Déclaration. Finalement, en septembre 2007, lors du vote, ils se sont ralliés à la Déclaration.
Ainsi, en septembre 2007, la Déclaration a été adoptée à l’ONU à la majorité de 143 voix contre 4 ; les quatre pays ayant voté contre sont les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ces quatre pays se sont d’ailleurs après coup, en 2009-2010, ralliés à cette Déclaration comme instrument non légalement contraignant. La Bolivie a été le premier pays à approuver la Déclaration et à la traduire au niveau national en une loi, sous l’impulsion de son président, Evo Morales, lui-même d’origine autochtone.
La Déclaration de 2007 contient des acquis considérables : elle reconnaît le droit des autochtones à l’autodétermination, leur droit à être autonomes et à s’administrer eux-mêmes (art. 3 et 4) ; leur « droit de maintenir et de renforcer leurs institutions politiques, juridiques, économiques, sociales et culturelles distinctes, tout en conservant le droit, si tel est leur choix, de participer pleinement à la vie politique, économique, sociale, culturelle de l’Etat » (art. 5) ; leur « droit de ne pas subir d’assimilation forcée ou de destruction de leur culture » (art. 8) ; leur « droit d’appartenir à une communauté ou une nation autochtone » (art. 9) ; leur « droit d’établir et de contrôler leurs propres systèmes et établissements scolaires, où l’enseignement est dispensé dans leur propre langue, d’une manière adaptée à leurs méthodes culturelles d’enseignement et d’apprentissage », et en même temps leur « droit d’accéder à tous les niveaux et à toutes les formes d’enseignement public, sans discrimination aucune » (art. 14) ; leur « droit d’établir leurs propres médias dans leur propre langue et d’accéder à toutes les formes de médias non autochtones sans discrimination aucune » (art. 16), leur « droit de conserver et de développer leurs systèmes ou institutions politiques, économiques et sociaux » (art. 20), leur « droit à leur pharmacopée traditionnelle » (art. 24), leur « droit aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis » (art. 26). Ainsi la Déclaration leur accorde beaucoup de droits spécifiques, elle permet à la fois leur autonomie et leur intégration dans la société nationale. En revanche elle est hésitante sur leur droit à récupérer les objets et productions de leur patrimoine, qui leur ont souvent été enlevés par les colonisateurs.
La question des autochtones a soulevé beaucoup de controverses terminologiques : devait-on dire « indigènes » ou « autochtones » ? « Populations » ou « peuples » ? Devait-on employer le pluriel ou le singulier ? Pouvait-on assimiler les peuples autochtones aux minorités ? Le mot « peuple », employé finalement de préférence à « populations » dans la version française de la Déclaration de 2007, est beaucoup plus fort que le mot « population ». Et, toujours en français, le choix du mot « autochtones » de préférence à « indigènes » s’explique par le caractère péjoratif que pouvait avoir le terme « indigènes », employé à l’époque de la colonisation. Enfin, le pluriel a été préféré au singulier, et il a été décidé de ne pas accompagner la Déclaration d’une liste précise de peuples, laissant les autochtones décider eux-mêmes de leur identification.
Si la Déclaration de 2007 apparaît comme une grande avancée, une de ses faiblesses est son absence de force contraignante en droit international ; il s’agit de soft law. En outre, certains éléments dans cette déclaration sont controversés et ne sont pas approuvés par tous les Etats : c’est le cas notamment de la reconnaissance de droits collectifs aux autochtones. Ainsi, si la France soutient officiellement la Déclaration, elle ne reconnaît pas à ce jour le principe de droits collectifs à ses autochtones (comme les Amérindiens de Guyane), pour cela il faudrait modifier l’article 1 de la Constitution sur l’égalité des citoyens, qui ne reconnaît que les droits individuels.
La question des peuples autochtones est complexe car elle implique un changement de conception, avec l’idée de reconnaître des droits spécifiques, et notamment des droits collectifs pour les peuples autochtones, ce qui est une remise en cause de l’unité et de l’indivisibilité de l’Etat. C’est dans cette direction que va la Déclaration de 2007. Mais continuer dans ce sens n’aboutirait-il pas à scinder les Etats et à ouvrir la voie à une multiplication de demandes de droits spécifiques de la part des différents groupes qui constituent chaque Etat (par région d’origine, par religions, etc.) ? L’enjeu pour la communauté internationale est certes d’être attentive à ce que soient respectés les droits des peuples autochtones, notamment de veiller à ce que leurs terres ne leur soient pas confisquées, tout en s’assurant de ne pas permettre des régressions en faisant primer par exemple les coutumes traditionnelles avant les droits universels de l’homme, ou en encourageant les autochtones à se replier sur leur communauté, ce qui pourrait favoriser les communautarismes et donc les tensions entre groupes au sein des Etats. Ne faudrait-il pas s’attacher, plutôt que de donner des droits spécifiques aux autochtones, de donner à tous les citoyens, autochtones inclus, des droits politiques, économiques, sociaux et culturels élargis ? Une véritable démocratie sociale pour tous, et non pas des droits à la carte selon le groupe d’appartenance ?