Le grand repli – 3 questions à Nicolas Bancel et Pascal Blanchard
Pascal Blanchard est historien, chercheur associé au Laboratoire Communication et Politique (CNRS), spécialiste du « fait colonial » et des immigrations. Nicolas Bancel est historien, professeur à l’université de Lausanne, directeur du laboratoire Grissul et vice-président du groupe de recherche Achac. Ils répondent à mes questions à l’occasion de leur dernier ouvrage « Le grand repli », co-écrit avec Ahmed Boubeker et paru aux éditions La Découverte.
1. Trente ans après la marche pour l’égalité et la création de SOS Racisme, l’antiracisme est-il en panne ?
Oui, et pour trois raisons essentielles :
• La marche de 1983 s’inscrit en priorité dans une dynamique de reconnaissance de l’immigration en France, et plus spécifiquement de l’immigration maghrébine dont les grands-pères (combattants des deux guerres mondiales), les pères (travailleurs des Trente glorieuses), et les fils sont les grands « invisibles ». Par effet rebond, cette marche a été captée par le mouvement antiraciste et transformé en lutte « collective », mais elle a perdu en route sa revendication première et donc son désir d’intégration ;
• en second lieu, le mouvement antiraciste n’a pas su comprendre – ou trop tard- les enjeux de la gestion du passé colonial dans le présent, ni la complexité de la relation du pays des droits de l’homme avec ce passé, se trouvant dans un no man’s land moral et totalement déconnecté des discriminations qui touchaient en premier lieu les « enfants de la colonisation » ;
• en troisième lieu, le mouvement antiraciste a joué sur la « morale » pour combattre les penseurs « racialistes » et l’émergence du discours du Front national, et ce de manière déconnectée du réel, et n’arrivant plus à mobiliser sur une lutte concrète.
En définitive, sans militants, sans relais politiques, sans une vision du présent et du monde, le mouvement antiraciste est devenu inaudible ou un simple satellite du Parti socialiste, perdant toute légitimité politique.
2. Vous écrivez (page 119 de votre livre) que la média-sphère a créé le « problème musulman ». Pouvez-vous expliquer ?
Alors que notre pays connaît depuis les années 30 des vagues d’immigration en provenance du Maghreb et à majorité musulmane, le « problème musulman » n’est apparu qu’au cours des années 80, pour devenir l’un des enjeux centraux des discours publics et des médias au cours des années 2000. Pourquoi ?
On peut identifier trois circonstances géopolitiques qui ont mis à l’agenda public le « problème musulman ». Le premier est la révolution iranienne de 1979. Le fondamentalisme chiite vient proposer un modèle alternatif à l’affrontement des deux blocs, perturbant les équilibres régionaux. En 1983, la grève des usines Renault de Flins donne naissance à la théorie d’un « complot musulman », influencé par l’Iran. Et c’est le ministre socialiste de l’Intérieur d’alors, Gaston Defferre, qui condamnera cette « grève chiite ». Une partie de la presse va relayer cette théorie (qui se révélera totalement fausse), le Figaro magazine titrant même en 1985 Serons-nous français dans trente ans ?, alors que le Front national fait ses premières percées électorales. Le « problème musulman » émerge.
La seconde date est la chute du mur, en 1989. L’ennemi principal, le bloc de l’Est, disparaît. Dans la doctrine stratégique de la défense, les nouvelles zones de menace sont alors beaucoup plus proches : ce sont le Moyen- et le Proche-Orient instables, et les pays du Maghreb. La théorisation d’une « cinquième colonne musulmane » en cas de conflit sera alors formulée au sein des forces armées et de la police. Parallèlement, le Front national gagne du terrain, réussissant à propulser dans un premier temps « la question migratoire », puis le « problème musulman » au cœur des débats publics. Les médias sont divisés, mais – pour aller vite – la presse de la droite républicaine reprend de plus en plus ces thématiques, et il devient difficile de la distinguer de la presse d’extrême-droite, qui utilise depuis longtemps le ressort de la peur de l’Islam.
Mais deux événements majeurs, à l’échelle globale et française, vont définitivement faire basculer la perception médiatique de l’Islam en France. Le premier est évidemment l’attentat de 2001 ; les émeutes de banlieues en 2005 constituent le second. Dès lors et à la suite des premiers événements de 1995, le traitement médiatique de l’Islam sera presque systématiquement lié au terrorisme, au prosélytisme et au « communautarisme ». La grande peur de ce début de siècle s’est installée. Ce sera l’Islam.
Dans cette perspective, une cohérence politique émerge. L’ennemi intérieur (les descendants de migrants « musulmans » en France) et l’ennemi extérieur (les djihadistes) ne sont plus qu’un aux yeux de l’opinion, des médias et des politiques. Comme avec les Communistes dans les années 30, ce rejet global d’un ennemi commun soude une partie de la nation. Il donne sens à une politique identitaire et aux engagements de la politique internationale de la France, tout en puisant dans le passé colonial une cohérence discursive sur laquelle le Front national, la droite et une partie de la gauche vont puiser pour être audibles auprès des électeurs.
3. Comment expliquer que les chercheurs, qui ont une vraie connaissance du terrain, notamment des cités, soient écartés au profit de polémistes vindicatifs ?
Il y a deux séries d’explications à ce phénomène indiscutable :
La première renvoie à la transformation du paysage audiovisuel depuis l’entrée des chaînes privées jusqu’à la situation actuelle (TNT, bouquets…). Les chaînes d’information en continu ont joué un rôle important dans la spectacularisation de l’information, favorisant les réflexions courtes et facilement compréhensibles, plutôt que celles d’universitaires, réputés ennuyeux et abscons. La concurrence entre ces chaînes a rendu de plus en plus nécessaire d’obtenir des interventions faisant grimper l’audience, au détriment de toute analyse dialogique et en profondeur. Il est saisissant de constater que sur les principales chaînes, les émissions de débats intellectuels ont soit disparus, soit été relégués sur des chaînes confidentielles (exceptées Arte et France 5) et/ou à des heures les condamnant à un quasi-anonymat. De fait, le niveau de scientificité des principales vedettes du système (Zemmour, Finkielkraut, Fourest…) est à peu près égal à zéro, mais ce sont eux qui assurent la rentabilité des chaînes.
Par ailleurs, le tour de force des polémistes est d’avoir, par avance, disqualifiés les « sociologues » et autres ratiocineurs des sciences sociales. Ceux-ci sont accusés d’« angélisme » et d’être les vecteurs de la « pensée unique ». Toutes les études qui travaillent sur le réel, à partir de l’empirie, sont donc d’emblée rejetées, au profit d’une logique « de bon sens », qui, à défaut de s’adosser au réel, entend proférer des « vérités cachées » (tels par exemple pour Zemmour l’existence des races, la folie meurtrière des immigrés basanés ou encore la réhabilitation du régime de Vichy…).
Mais, si un tel raz-de-marée a pu avoir lieu dans un contexte de régression politique généralisée, c’est bien parce qu’un public est demandeur de telles « informations ». Dans ce cadre, il est incontestable que le Front national a gagné la bataille des idées. Ses thématiques ont percolé partout, et une large frange de la population, désabusée par les échecs de la gauche et de la droite, fatiguée du théâtre d’ombres de partis politiques vidés de toute représentativité et vivant en vase clos, inquiets et fragilisés par la mondialisation, bref une majorité composée d’une partie du monde ouvrier et des classes moyennes, veut et cherche des réponses simples à des problèmes complexes. Ces polémistes leurs servent sur un plateau, avec en plus le délicieux sentiment de la transgression de la soi-disant « pensée unique »… Et, pendant ce temps-là, une large frange de l’université française s’est repliée sur elle-même, n’a pas su s’imposer et ouvrir de nouveaux espaces de débats, ni s’ouvrir aux enjeux internationaux. La peur aussi de certains sujets à la marge (immigration, colonisation, racisme…) a exclu les universitaires d’un débat que beaucoup d’entre eux jugent secondaires. L’actualité a prouvé le contraire, mais il était déjà trop tard. Le débat ne se faisait plus dans les universités, mais dans les médias.