18.11.2024
Tournant militaire au Japon mais non résurgence du militarisme
Tribune
21 septembre 2015
Le parti libéral-démocrate et son allié, le Komeito, ainsi que trois petits partis de l’opposition, ont assuré une confortable majorité aux projets mûris de longue date par Shinzo Abe et ses partisans.
Ce vote met fin à un processus à la fois long – les projets de loi ont été présentés en mai et ont conduit à plus de deux cents heures de débats acharnés – et controversé puisque l’opposition a, jusqu’au bout, tenté de le bloquer. Vendredi, le principal parti d’opposition, le parti démocratique du Japon, appuyé par quatre autres formations, a soumis une motion de censure contre le gouvernement Abe mais elle a été rejetée par la Chambre des représentants, la chambre basse de la Diète.
Shinzo Abe a mis tout son poids dans la balance, convaincu que la législation japonaise doit évoluer et s’adapter à l’environnement international de plus en plus menaçant.
« Ces lois sont absolument nécessaires parce que la situation sécuritaire autour du Japon est de plus en plus grave », a-t-il déclaré jeudi. Ce petit fils de Nobusuke Kishi, Premier ministre révisionniste à la fin des années cinquante et à l’aube des années soixante, estime aussi qu’avec la nouvelle législation, le Japon redeviendra un pays « normal » pouvant jouer un rôle dans les affaires mondiales et prendre une plus grande part du fardeau dans l’alliance militaire avec les États-Unis, ce qui ne peut que réjouir ces derniers qui en font la demande depuis un demi-siècle.
Un changement historique qui inquiète
Que prévoient les projets de loi ?
L’un des d’eux modifie 10 lois existantes en matière de sécurité pour lever diverses restrictions pesant sur les Forces d’autodéfense (FAD, nom de l’armée japonaise), y compris l’interdiction de longue date implicite dans l’article 9 de la Constitution japonaise portant sur la légitimité de l’autodéfense collective.
L’autre crée une nouvelle loi permanente qui permet au Japon de déployer les FAD à l’étranger afin de fournir un soutien logistique aux opérations militaires autorisées par les Nations Unies, impliquant une force étrangère ou multinationale.
Ces lois prévoient donc le passage d’une doctrine de sécurité fondée sur l’autodéfense individuelle à une doctrine d’autodéfense collective qui permettra au Japon de venir en aide à des pays alliés, et notamment aux États-Unis liés par un traité de sécurité avec le Japon depuis 1960. Plusieurs scénarios d’engagement sont évoqués. Ainsi, si un navire militaire américain était attaqué par une force ennemie, chinoise ou nord-coréenne par exemple, les FAD pourraient alors venir en aide à ce bâtiment en danger. Autre possibilité, si le golfe Persique se trouvait miné par une puissance ennemie, le Japon pourrait y déployer des navires pour dégager les lignes de communication, en vertu de ses besoins en approvisionnements énergétiques, notamment pétroliers. Troisième cas de figure, le Japon pourra participer à des opérations de maintien de la paix (OMP) internationales en envoyant des forces qui pourraient désormais fournir un appui logistique et éventuellement protéger des travailleurs étrangers sur place, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. L’intervention armée pour le sauvetage d’otages japonais est également devenue possible. Lors des débats parlementaires, Shinzo Abe s’est d’ailleurs évertué à rappeler l’ampleur de la menace terroriste, soulignant qu’en janvier 2013, 10 otages japonais avaient été tués à l’usine de gaz Amenas en Algérie par un groupe terroriste islamiste.
Ces différents cas de figure envisagés marquent une rupture sensible par rapport à la politique traditionnelle du Japon, fondée sur l’interprétation de la constitution de 1946. C’est donc un tournant historique conduisant à ce que certains commentateurs considèrent comme la sortie de l’archipel de la posture pacifiste de l’après Seconde guerre mondiale.
Jusqu’à présent, les forces armées se limitaient à la seule défense de l’archipel et ses alentours en vertu d’une interprétation de la constitution permettant le droit individuel à l’autodéfense, même si des missions de soutien logistique ont pu être assurées dans les années 2000 en Irak et dans l’océan Indien pour venir en aide aux coalitions internationales dans l’ex-Mésopotamie et en Afghanistan. Dorénavant, les FAD pourront s’engager pour aider, y compris par les armes, un allié menacé. Un tel changement ne laisse pas indifférent les voisins du Japon.
Les pays voisins mécontents
La Corée du Sud considère avec méfiance l’évolution en cours de la législation en matière de défense car elle lui rappelle le militarisme passé de l’ancien « empire du Soleil levant », qui a colonisé par la force le « pays du matin calme » de 1910 à 1945 et y a commis de multiples exactions. Son voisin communiste du Nord, dirigé d’une main de fer par le régime despotique de Pyongyang, est lui plus violent dans ses diatribes aux accents nationalistes, dénonçant le retour du militarisme agressif nippon.
Son allié chinois a, lui, appelé Tokyo à de très nombreuses reprises, jouant aussi de la carte nationaliste qui permet de masquer son impéritie ou en tout cas ses insuffisances, à ne pas menacer la stabilité régionale et à se « conformer à la voie du développement pacifique » que lui-même est bien loin de respecter.
Le peuple japonais inquiet
Dans l’archipel, la population japonaise, très attachée au pacifisme constitutionnel, a exprimé son opposition, manifestant massivement par dizaines de milliers devant la Diète. Et cette opposition n’a pas fléchi malgré les tentatives de l’exécutif de la convaincre du bien-fondé de sa démarche iconoclaste. Un sondage réalisé du 12 au 13 septembre pour le quotidien Asahi Shimbun, situé à gauche de l’échiquier politique, a révélé que 54 % des répondants sont contre les projets de loi, seuls 29 % y apportant leur soutien.
Beaucoup d’électeurs craignent que les nouvelles lois ne puissent entraîner l’Archipel nippon dans une guerre impliquant les États-Unis, allié principal du Japon, alors que Tokyo est traditionnellement dépendant de la diplomatie et de la politique militaire de Washington.
Ils redoutent aussi que ce vote sans précédent ne vide la Constitution de sa substance, puisque la majorité des experts constitutionnels estiment que les nouvelles lois sont contraires à l’article 9 de ladite Constitution, qui n’autorise que le droit à l’autodéfense individuelle et prohibe même l’existence de forces armées.
Du côté de ces forces d’autodéfense, dont Shinzo Abe vient de demander une substantielle hausse du budget pour faire face aux menaces de la Chine et de la Corée du Nord, certains militaires s’inquiètent des développements récents qui les concernent au premier chef mais sont prêts à en assumer les risques. Leurs familles craignent pour leurs vies et sont consternées, voire révoltées par cette « violation » du pacifisme constitutionnel.
Pour autant, si ces inquiétudes sont légitimes, elles sont aussi excessives.
D’abord, plusieurs conditions encadrent l’usage de la force dans la nouvelle législation. Il faut que le Japon soit attaqué, ou qu’un proche allié soit menacé, et que cette attaque mette en péril la survie du Japon et pose un danger clair à la population. L’usage de la force doit également être limité au minimum nécessaire.
Il ne s’agit nullement de déployer des milliers de forces combattantes sur des terrains d’opération où les combats font rage. Il ne s’agit donc pas de revenir au militarisme d’antan mais de permettre au Japon de mieux jouer son rôle dans l’alliance avec les États-Unis et de mieux s’affirmer sur la scène internationale. Quand bien même le gouvernement nippon le voudrait, force est de constater que la population reste massivement attachée au pacifisme hérité de la défaite de 1945. Et si les forces armées sont, depuis, redevenues plus populaires que l’armée impériale honnie, il n’est nullement question de les transformer en un nouvel instrument de conquête.
Hormis une dégradation brutale et menaçante de l’environnement sécuritaire régional, on ne doit pas craindre une résurgence du militarisme nippon.