19.12.2024
« En Russie, les vrais débats se déroulent en coulisses »
Presse
11 septembre 2015
Le système politique russe est hybride – ni démocratie ni dictature. La Russie est un pays ouvert depuis une génération. Les gens voyagent librement, voient ce qui se passe à l’étranger. Si la télévision est totalement sous-contrôle et véhicule une propagande agressive, Internet n’est pas filtré, à la différence de la Chine, et la blogosphère est un vrai espace de liberté.
Le régime lui-même a évolué. Poutine-1, celui du premier mandat, était pro-occidental et réformateur. La situation depuis 2012 est effectivement marquée par de fortes crispations, un serrage de vis à tous les étages et une régression en termes de libertés publiques. On assiste actuellement à une lame de fond conservatrice, alimentée par le Kremlin, qui met au centre du jeu ce que j’appelle la « Russie rétrograde ».
Comment le pouvoir a-t-il marginalisé l’opposition ?
Ce processus a été engagé dès 2003. Les élections législatives qui se tiennent alors marquent la première étape avec la disparition du parti libéral Iabloko de la Douma. La législation sera ensuite régulièrement durcie afin d’empêcher l’opposition « hors système » de participer à la vie politique.
Trois formations, le parti communiste, les libéraux-démocrates de Vladimir Jirinovski et Russie juste, bien que se disant d’opposition, sont en réalité cooptés par le Kremlin. Il faut cependant souligner que l’opposition « hors système » a beaucoup œuvré à sa marginalisation, que ce soit par ses divisions ou des thématiques déconnectées des préoccupations de la société.
L’opposition comptait sur les élections locales pour se relancer. En vain. Quelle marge de manœuvre lui reste-t-elle ?
Elle est limitée. Dans la région de Kostroma, où le parti RPR-Parnas a pu présenter des listes, les sondages montrent que son score risque de ne pas dépasser 2 %. Les chefs de file de l’opposition pensent que la crise leur est favorable et pèsera lors des législatives de 2016, mais c’est très hypothétique à ce stade. En réalité, les Russes, bien qu’inquiets de la crise, ne sont pas prêts à sortir dans la rue.
Il existe cependant des contre-pouvoirs, sur Internet, dans la blogosphère et au sein même du régime, où les libéraux sont encore nombreux. En Russie, les vrais débats et luttes de pouvoir se déroulent en coulisses, pas dans l’espace public.
Les défenseurs des droits de l’homme regrettent le vent de liberté des années 1990. Cette période doit-elle être considérée comme une parenthèse démocratique dans l’histoire de la Russie ?
Je pense que le vrai âge d’or des libertés en Russie, c’est la fin des années 1980, sous Gorbatchev. Le débat impliquait toute la société, les élections de 1990 au Soviet suprême avaient vu l’émergence d’un vrai parlement démocratique, les tabous de l’époque stalinienne tombaient les uns après les autres. Il y a eu aussi la magnifique réaction du peuple moscovite au putsch d’août 1991. Est-ce une parenthèse ? Ce serait considérer que la Russie est inéligible à la démocratie. Ce qui est faux.
Pourquoi le recul des libertés suscite-t-il l’indifférence d’une large partie de la population russe ? Quels rapports les Russes entretiennent-ils avec la notion de démocratie ?
La population russe associe, dans son immense majorité, le mot « démocratie » au pillage généralisé du pays et à la déchéance des années Eltsine. Entre 1992 et 1998, le PIB de la Russie a reculé de plus de 40 %, soit plus que celui de l’URSS au plus fort de l’avancée allemande en 1942.
La « thérapie de choc », mise en œuvre par les « démocrates » de l’époque, est comparable à un effet de guerre. Cela explique largement la priorité accordée par la population à la normalisation de la situation économique à partir de 1999.
Ce pacte noué entre Poutine et la société – consommation contre libertés publiques – pourrait être remis en cause par la crise. Ce que le Kremlin propose aujourd’hui, c’est la grandeur et la puissance. Les Russes y sont manifestement sensibles puisqu’ils soutiennent leur président à plus de 85 %. Pour l’instant en tout cas.