04.11.2024
« Les Arabes, leur destin et le nôtre » – 3 questions à Jean-Pierre Filiu
Édito
9 septembre 2015
Vous dressez un panorama de deux siècles de lutte du peuple arabe pour écrire leur propre histoire. Quels sont les freins et les facteurs d’espoir ?
Les peuples arabes sont à mon sens pluriels, même si je souligne la dynamique de lutte opiniâtre et d’oppression féroce qui marque le combat arabe pour l’émancipation collective et individuelle.
Tout au long du XIXème siècle, la Nahda, littéralement la Renaissance arabe, doit relever le double défi de la domination ottomane et de l’expansion coloniale. C’est d’ailleurs l’occupation de la Tunisie par la France en 1881, puis de l’Egypte par la Grande-Bretagne l’année suivante, qui donne un brutal coup d’arrêt aux politiques modernisatrices mises en œuvre dans ces deux États pionniers de la Nahda.
Il y a ensuite la Première Guerre mondiale, où les Arabes s’engagent loyalement comme Alliés de la Grande-Bretagne et de la France. Ces dernières les traitent pourtant comme des vassaux après la défaite de l’Empire ottoman, malgré le caractère déterminant de la contribution arabe dans cette défaite. Les Arabes qui espéraient de leur alliance avec Paris et Londres l’accession à l’indépendance se retrouvent partout colonisés. À une exception majeure, l’Arabie, bientôt saoudite, qui a nourri en son sein une idéologie très hostile à la Nahda, le dogme wahhabite.
Un nouveau coup sévère est porté à la dynamique de la Nahda quand, de 1949 à 1969, les indépendances durement conquises sont détournées les unes après les autres par des dictatures arabes qui se prétendent « progressistes ». La « guerre froide arabe » qui oppose dans les années 60 l’Égypte de Nasser à l’Arabie de Faysal creuse le fossé entre « nationalistes » et « islamistes », autrefois unis dans la Nahda, mais aujourd’hui présentés comme des ennemis jurés.
Enfin, la « guerre globale contre la terreur », lancée par l’administration Bush en 2001, permet aux différents régimes autoritaires de retrouver un second souffle, en accusant de « terrorisme » toute forme d’opposition. Pourtant, la contestation de l’arbitraire dans les profondeurs des sociétés arabes n’a jamais cessé au cours de toutes ces décennies de répression. Et c’est ce mouvement souterrain qui a éclaté au grand jour au début de 2011 avec ce que les observateurs ont appelé le « printemps arabe ». Je préfère pour ma part parler de crise révolutionnaire de longue durée de régimes despotiques en fin de cycle.
Pour vous, la non-reconnaissance par la France et les Occidentaux du Conseil national syrien (CNS) a été le tournant en Syrie. Pouvez-vous expliquer ?
L’historien que je suis se doit en effet de souligner les occasions manquées, les tournants parfois mal perçus par les acteurs eux-mêmes.
Nicolas Sarkozy a fort peu compris la réalité de la crise révolutionnaire dans le monde arabe en 2011. Il soutient la dictature Ben Ali jusqu’à sa chute, en janvier 2011, et il ne commence à évoluer qu’après le renversement du président égyptien Hosni Moubarak, un mois plus tard. Le chef de l’État français se précipite alors tête baissée dans le conflit libyen, entraînant avec lui dans l’aventure l’OTAN et un Barack Obama très réticent. Ce surinvestissement français s’accompagne d’une sur-médiatisation des affrontements souvent meurtriers entre loyalistes et révolutionnaires en Libye. L’opinion même la mieux disposée en vient alors à associer les protestations arabes, qui restent pourtant largement civiles, notamment en Syrie, à des déferlements de violence et de sang. Le président Sarkozy mesure l’ampleur de ce rejet et il décide de se dégager du bourbier libyen dès la prise de Tripoli, en août 2011 et l’élimination de Kadhafi, deux mois plus tard.
Obsédé par la proximité de l’échéance présidentielle, il ne perçoit pas la gravité de la crise syrienne et l’urgence de conférer au plus vite à l’opposition civile une reconnaissance internationale. Lui qui avait été à la pointe de la reconnaissance du Conseil national de transition (CNT), l’alternative révolutionnaire en Libye, refuse un geste comparable en direction du Conseil national syrien (CNS), pourtant bien plus pluraliste et transparent que le CNT. Ce refus brise la dynamique de légitimation internationale d’une opposition syrienne qui peine dès lors à incarner une représentativité alternative à celle du régime Assad, ce qui l’affaiblit face aux factions armées sur le terrain. Ce CNS affaibli devient aussi plus vulnérable aux manipulations des « parrains » extérieurs que sont l’Arabie, le Qatar ou la Turquie.
Cette non-reconnaissance du CNS par la France à l’automne 2011 est donc une terrible occasion manquée pour la révolution syrienne et les relations franco-arabes.
Vous évoquez la centaine de millions d’Arabes qui n’ont jamais été aussi bien éduqués et aussi mal employés : qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir ?
Jamais en effet les jeunes Arabes n’ont été aussi bien formés à une langue standardisée, d’un bout à l’autre de la région, par des programmes d’éducation de masse, dont les défauts sont bien connus, mais qui ont opéré cette percée en matière d’enseignement. Or le phénomène des « chômeurs diplômés » révèle partout l’inadéquation entre les aspirations légitimes de cette nouvelle génération et le blocage multiforme qu’elle rencontre. C’est une des principales raisons du déclenchement du soulèvement démocratique du début de 2011.
Mais on voit bien que la transition démographique, réalisée en un temps record dans le monde arabe (40 ans contre deux siècles en Europe), ne peut à elle seule soutenir la revendication démocratique sur la durée. Il faut à ces jeunes adultes en rupture de ban des formes d’organisation nouvelles, surtout après la vague de répression terrible de ces dernières années. Ce sera sans doute l’enjeu majeur de la deuxième phase de la contestation arabe, à mon sens beaucoup plus portée sur le social.