ANALYSES

Hiroshima ou une certaine idée du pacifisme japonais

Presse
5 août 2015
La bombe atomique alimente depuis soixante-dix ans toutes sortes d’interprétations et de thèses soit pour en justifier l’utilisation, soit, à l’inverse, pour dénoncer le choix des dirigeants américains de détruire Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Encore de nos jours au Japon, cet événement est une référence à la fois dans les milieux nationalistes et les mouvements pacifistes, qui se disputent son héritage et en offrent une lecture radicalement opposée. L’historiographie du Japon depuis 1945 est ainsi basée sur une lecture révisionniste de son passé, soit sous l’influence des forces d’occupation américaine jusqu’en 1952, soit sous la pression des milieux conservateurs soucieux de minimiser les crimes de guerre de l’armée impériale, soit afin d’être en phase avec l’opinion dominante du moment, au risque, parfois, pour le Japon, de donner l’image d’un regard schizophrénique sur son passé. La destruction de Hiroshima joue un rôle discret mais d’une importance primordiale dans ces révisionnismes, en agissant comme une sorte d’alibi permettant au vaincu/agresseur de se muer en vaincu/victime.

Le pacifisme japonais qui se développe à partir de 1945, s’il traduit dans les faits un internationalisme et une forme de nationalisme, est aux antipodes des mouvements identifiés comme nationalistes en ce qu’il ne nie pas la responsabilité du Japon dans la guerre, et insiste même sur les massacres commis par l’armée impériale. Il n’établit ainsi pas de délimitation simpliste entre le fait d’être un bourreau ou une victime. Dans des notes rédigées en septembre 1945, Albert Camus écrivait ces lignes qui trouvent leur sens dans le cas du Japon vaincu: « Nous sommes dans un monde où il faut choisir d’être victime ou bourreau – et rien d’autre. Ce choix n’est pas facile. Il m’a toujours semblé qu’en fait il n’y avait pas de bourreaux, mais seulement des victimes. » Le pacifisme « nucléaire » du Japon s’inspire fondamentalement de cette pensée.

Au niveau politique, le pacifisme japonais trouve sa source dans la volonté affichée par les pouvoirs publics de s’appuyer sur le partenariat stratégique avec les États-Unis, offrant la possibilité de réduire les coûts liés à la défense du Japon, modifiant l’image de l’archipel afin de le rendre plus acceptable, et répondant à une demande de l’opinion publique traumatisée par la guerre. L’article 9 de la Constitution, qui fait aujourd’hui débat, en est le symbole le plus visible. Certains analystes japonais contemporains considèrent que si la politique étrangère du Japon a été déterminée depuis 1945 par une certaine approche du rôle du Japon sur la scène internationale, et dans le même temps un sentiment de culpabilité très présent à défaut d’être exprimé ouvertement, les conditions pourraient changer à la faveur d’une modification du regard porté sur les relations internationales. Cette perception est évidemment d’autant plus forte sur les sujets impliquant directement le Japon, et donc les enjeux politico-stratégiques et sécuritaires en Asie du Nord-Est. Sans grande surprise, le pacifisme japonais serait ainsi profondément déterminé par l’héritage de la Seconde Guerre mondiale, et non inscrit dans la culture japonaise – la période précédente en étant la preuve manifeste!

Le caractère universel de Hiroshima fait par ailleurs écho à l’éclosion d’une génération d’intellectuels japonais de tous horizons confrontés à l’universalisme, qui multiplient les voyages à l’étranger, en particulier à partir des années 1960. Dans le domaine scientifique, de nombreux Japonais partent étudier à l’étranger, notamment aux États-Unis, tandis que les voyages vers l’Europe occidentale ou le reste de l’Asie se multiplient. La découverte d’autres cultures est aussi très présente dans les arts, ce qui a pour effet de renforcer le cosmopolitisme d’une société mieux informée par ce qui se passe dans le reste du monde, et bénéficiant de plus grandes influences extérieures. Le pacifisme japonais a été fortement influencé par cet universalisme, et là encore l’universalité de Hiroshima en est l’un des symboles les plus évidents.

Le pacifisme japonais n’a cependant pas hésité, en certains cas, à pousser la victimisation jusqu’à la caricature, idéalisant le lien entre la société civile et les responsables politiques, et orchestrant ainsi un étonnant travail de déresponsabilisation des dirigeants d’après-guerre. La victimisation des deux villes atomisées et l’assistance dont les survivants bénéficièrent de la part des autorités furent par exemple mises en scène. Publié à l’origine en japonais en 1978 et rapidement traduit dans plusieurs langues, l’ouvrage Hiroshima-Nagasaki: images des bombardements atomiques est un cas particulièrement intéressant. La couverture du livre, qui représente un enfant dans les ruines de Nagasaki, est en soi contestable car il ne s’agit pas d’un cliché pris de manière spontanée, mais d’une composition dans laquelle l’enfant pose pour mettre en avant l’aide apportée aux survivants – il tient dans les mains une boulette de riz. Cette réécriture de l’histoire, afin d’entretenir le mythe de l’unité nationale et de ne pas critiquer ouvertement l’ancien adversaire américain, devenu allié incontournable, est symptomatique de la tendance dans le Japon d’après-guerre à réutiliser les images des bombardements de Hiroshima et Nagasaki au profit d’un discours pacifiste et tourné vers l’avenir. Cette pratique se poursuit encore de nos jours, et participe à cette spécificité du pacifisme japonais. Mais, pour que le feu nucléaire reste inoubliable, peut-être n’est-il pas nécessaire d’y jeter de nouvelles braises.
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