ANALYSES

La crise migratoire : une crise existentielle européenne

Presse
31 août 2015
Légendaire, la beauté de la mer Méditerranée contraste avec l’actualité mortifère à laquelle son nom est désormais associé. Les vagues continues de migrants économiques et de réfugiés politiques qui viennent se fracasser contre les frontières (extérieures ou intérieures) et autres murs érigés par les Européens ne peuvent que nous interpeller. Loin d’être purement conjoncturelle, cette crise migratoire se surajoute à la crise financière grecque pour mieux dévoiler les contours de la crise existentielle européenne. Quelle Europe voulons-nous: une forteresse repliée sur elle-même tel un village fictif dans un monde globalisé ou une Europe réaliste (car oui, les flux de migrants et de réfugiés peuvent représenter une chance pour le Vieux continent) et solidaire, digne de ses valeurs fondatrices, celles-là même qui lui ont permis de recevoir le prix Nobel de la paix (en 2012)? La politique migratoire européenne -si tant est qu’elle existe- doit-elle continuer à s’enfermer dans une vision anxiogène -qui plus est, inefficace- de la question migratoire?

L’Europe c’est aussi un idéal. Un espace en paix, stable, qui ouvre un champ des possibles pour les nouveaux damnés de la Terre. « Mare nostrum » qui incarnait un espace de libre circulation symbolise aujourd’hui une muraille voire un tombeau maritime pour nombre de ceux qui, poussés par la force du désespoir, s’aventurent dans un au-delà synonyme de survie plus que d’eldorado. Depuis ces derniers mois, la majorité des migrants sont en effet des réfugiés cherchant la paix et l’asile, fuyant la guerre en Syrie, la répression en Érythrée et la violence persistante en Afghanistan, en Somalie, au Nigeria, en Irak et au Soudan.

Cette réalité devient chaque jour plus macabre. Le record de migrants et de réfugiés va de pair avec celui des victimes qui ont transformé la Méditerranée en un immense cimetière. Selon les derniers chiffres du Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU, plus de 300.000 migrants ont traversé la Méditerranée depuis le début de l’année et près de 2500 y sont morts. L’année 2014 constituait déjà le record du nombre de morts en Méditerranée avec près de 3 500 morts en mer (nombre qui n’inclut pas les disparus). Dès lors, la traversée de la Méditerranée constitue « la route la plus mortelle du monde », selon le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés.

Derrière les dispositifs de contrôle et de surveillance symbolisés par Frontex et ses avatars, l’incapacité européenne à apporter une réponse commune au sein d’un ensemble commun -l’Union européenne- trahit la prévalence de choix guidés par des considérations égoïstes et courtermistes qui s’avèrent contre-productives et relativement inefficaces face à la nature et à la dimension nouvelles de ces flux migratoires. Le problème n’est pas que d’ordre matériel, technique et méthodologique. Il est foncièrement politique et humanitaire.

Notre propre capacité à mettre l’Autre à distance et à être insensible à son sort est mise à rude épreuve par la comptabilité macabre des victimes des embarcations de fortune et autres « camions funéraires » qui jalonnent l’espace terrestre et maritime européen. Le grand cimetière maritime qu’est devenue la Méditerranée souligne la dimension dramatique et l’enjeu humanitaire qui revêt la crise migratoire. Les Européens doivent assumer leur part de responsabilité dans la tragédie qui se joue. Il suffit ici de rappeler notamment que le chaos qui règne en Libye depuis la chute de Kadhafi provoqué par l’intervention militaire franco-britannique a permis non seulement aux forces djihadistes de prospérer, mais aussi aux organisations criminelles de développer le trafic d’êtres humains.

Les Européens ne sont pas jusqu’ici à la hauteur de leur responsabilité et de leurs propres valeurs. Les outils existants aux niveaux national et européen en matière d’immigration régulière n’apportent pas de solution globale et efficace aux problèmes soulevés par les phénomènes migratoires récents. Un renforcement des ambitions de cette politique est nécessaire. Pour les pays européens, ces flux massifs et continus sont un défi à leurs politiques d’asile et d’immigration. La vision anxiogène qui prévaut annihile toute logique de solidarité entre les peuples, alors que le droit international oblige les Etats à respecter les impératifs humanitaires devant la tragédie des naufrages de migrants. L’échec cuisant de l’Union pour la Méditerranée (UPM) lancé par le président Sarkozy a mis en lumière la persistance d’incompréhensions réciproques, d’intérêts divergents et de grilles de lecture obsolètes. Les insuffisances structurelles et le déficit de volonté politique qui caractérisent l’actuelle UPM interrogent sa propre raison d’être. L’UPM est aujourd’hui une coquille vide incapable d’impulser une quelconque solution globale.

Malgré l’idéal d’unité du « monde méditerranéen » et les actions de coopération et de rapprochement des rives nord et sud, toute unité politique ou perspective d’une organisation de type fédéral englobant tous les pays méditerranéens relève de l’utopie. Les Européens demeurent par trop prisonniers des obsessions financières, sécuritaires et identitaires. Il n’empêche, le phénomène migratoire -qui est aussi une manifestation de la globalisation- interroge l’idée même de frontières nationales/méditerranéennes et commande une vision stratégique commune. Une telle stratégie doit se départir des peurs irrationnelles pour admettre le postulat suivant: la crise migratoire peut devenir une opportunité pour l’économie, la démographie et la culture d’une Europe qui cherche toujours sa place dans notre monde globalisé.
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