18.11.2024
Hiroshima l’inévitable
Tribune
5 août 2015
La situation politique dans laquelle se trouvait le président Harry Truman, récemment élevé à la fonction suprême suite au décès de Franklin Roosevelt, joua incontestablement un rôle important, le chef de l’Exécutif souhaitant marquer le début de sa présidence, afin de faire taire les éventuelles critiques concernant sa crédibilité, et imposer son style. Les relations entre l’Exécutif et le Congrès, qui constituent l’un des aspects les plus complexes du fonctionnement de la démocratie américaine, permettent également d’apporter de précieuses explications sur les raisons justifiant l’utilisation de l’arme nucléaire. Projet présidentiel tenu secret, la bombe atomique permettait, en étant utilisée, de justifier des dépenses pharaoniques et d’asseoir la position de la Maison Blanche par rapport au Congrès sur les questions de politique extérieure.
Les relations entre les hautes autorités militaires américaines furent également déterminantes. Les responsables de la Navy, de l’Army et de l’émergente Air Force avaient à cœur de mettre en avant leurs capacités afin de s’imposer et de bénéficier de budgets avantageux. La bombe atomique joua un rôle déterminant dans ces rivalités, et favorisa, conjointement avec le bombardement stratégique, la montée en puissance du vecteur aérien, véritable révolution stratégique.
L’utilisation de la bombe atomique a également offert aux autorités américaines la possibilité d’envisager une nouvelle manière de faire la guerre et de concevoir la relation avec les puissances rivales. L’avènement de l’arme nucléaire est considéré comme une révolution dans les affaires militaires en ce sens qu’elle élargit le déséquilibre entre les Etats la possédant et ceux n’y ayant pas accès, créant une situation d’asymétrie capacitaire qui, si elle était à l’avantage de Washington, allait également s’avérer être l’élément déterminant dans la motivation des Etats proliférants et adversaires potentiels, parmi lesquels l’Union soviétique figurait au premier rang des alliés devenus indésirables. D’une certaine manière la bombe atomique fut à la fois une arme d’anticipation de la Guerre froide, et un des éléments responsables de la course aux armements, par les avantages déterminants qu’elle offrait. C’est en ce sens que, dans les relations entre les grandes puissances, elle ouvrit indiscutablement une nouvelle ère.
A la version officielle, qui met en avant le caractère difficile de la poursuite des opérations militaires, et le sacrifice humain qu’aurait supposé une poursuite des hostilités, s’opposent donc les thèses révisionnistes, qui insistent sur le fait que le Japon était, d’une façon ou d’une autre, au bord de la capitulation, que les autorités américaines le savaient, et qu’en conséquence l’utilisation de la bombe atomique n’était pas nécessaire. En fait, si effectivement l’arme nucléaire aurait pu ne pas être utilisée, sans que cela n’ait d’incidence sur le conflit avec le Japon, les autorités américaines ne pouvaient pas prendre le risque de poursuivre la guerre, tandis que les scientifiques leur avaient apporté un moyen d’y mettre un terme. Par ailleurs, comme nous l’avons noté, de nombreux paramètres eurent pour effet de réduire la marge de manœuvre des dirigeants américains, à tel point que le choix de ne pas avoir recours à l’arme nucléaire devenait presque impossible. Ainsi, nous pouvons considérer qu’en août 1945, Washington ne pouvait pas ne pas utiliser le nouvel engin contre le Japon. Partant de ce constat, les dirigeants américains, Truman en tête, réfléchirent aux différents avantages que pouvaient leur procurer la nouvelle arme, notamment dans la confrontation avec l’Union soviétique, mais de façon plus générale dans un contexte marqué par l’émergence des Etats-Unis au rang de superpuissance. Il y eut donc un « moment nucléaire » permettant d’asseoir la puissance américaine, et de provoquer une rupture dans les relations internationales, ouvrant véritablement une nouvelle ère. Mais ce moment était inévitable, considérant que le refus de recourir à l’arme la plus puissante jamais produite aurait été accueilli de façon très négative par l’opinion publique américaine, et ses représentants politiques les plus directs, à savoir les parlementaires. Ainsi, le projet Manhattan fut détourné de ses objectifs initiaux, mais à partir du moment où la Maison Blanche avait décidé de se lancer dans l’aventure nucléaire, et dans la mesure où le projet avait abouti avant la fin des hostilités, il était difficile, voire impossible, de reculer.