18.11.2024
Les hibakusha, passeurs de mémoire nucléaire
Tribune
8 août 2015
On relève plusieurs catégories d’hibakusha, certains étant des témoins « directs » des explosions nucléaires, qu’ils en aient ou non subi les effets, et d’autres étant des victimes « indirectes », le plus souvent nés de parents exposés aux radiations dégagées par les bombes atomiques. De manière plus précise, on dénombre même quatre catégories différentes : les personnes présentes dans un rayon de quelques kilomètres au moment des explosions de Hiroshima et de Nagasaki ; les personnes se trouvant dans un rayon de deux kilomètres de l’épicentre dans les deux semaines suivant les explosions ; les personnes exposées aux radiations ; et les bébés se trouvant dans le ventre de leur mère, celle-ci appartenant à une des autres catégories. On remarque bien ici que si la première catégorie concerne des victimes « directes », les trois autres sont plus difficiles à déterminer et à évaluer. Elles concernent également un nombre beaucoup plus important de personnes, dont les séquelles physiques, psychologiques ou sociales justifient le statut d’hibakusha. C’est ce qui explique le nombre important d’hibakusha, comptabilisé encore de nos jours à près de 190 000 personnes dans l’archipel. Dans les faits, le gouvernement japonais continue de reconnaître de nouveaux hibakusha, sur la base de documents permettant de valider ce statut.
La liste complète des hibakusha est répertoriée à Hiroshima et Nagasaki, et leur total depuis 1945 en incluant les morts et les vivants est d’environ 450 000 personnes, dont environ 65% à Hiroshima et 35% à Nagasaki. Contrairement aux idées reçues, qui se traduisirent malheureusement trop souvent par des discriminations et des exclusions, les hibakusha ne furent pas nécessairement irradiés, l’appellation regroupant comme nous l’avons vu des catégories plus larges. Ils se rejoignent cependant sur la force de leurs témoignages portant sur l’utilisation de la bombe atomique, et leur rôle de passeurs de mémoire face au droit à l’oubli.
En plus d’être les témoins de la bombe, les hibakusha racontent également les années difficiles qui suivirent les explosions nucléaires, le deuil des morts, la reconstruction de quartiers réduits à néant ou encore la difficile réinsertion sociale, évoqués précédemment, et leurs récits sont ainsi à certains égards la face cachée du miracle japonais. Leur message est paradoxalement celui de l’espoir, et de la nécessité d’éliminer les armes nucléaires. Mais les décennies passent et les hibakusha sont vieillisants, quand ils ne sont pas disparus. Et demain ? Combien seront-ils quand Hiroshima et Nagasaki célébreront le quatre-vingtième anniversaire de leur destruction ? Et quand partira le dernier hibakusha, comme est parti le dernier poilu de la Première guerre mondiale ? Derrière ces questions, c’est l’héritage dans la longue durée des témoins du feu nucléaire qui est en jeu. Pour qu’il reste inoubliable, leur témoignage doit désormais être porté par des générations plus jeunes, associant bien sûr le travail des historiens et des responsables des structures consacrées à la mémoire de Hiroshima et Nagasaki, mais aussi des artistes et de la société civile. La tentation nucléaire du Japon marque une rupture, non pas dans le risque de voir ce pays se doter de l’arme suprême, mais en ce qu’elle brise un tabou. Les enjeux du débat ont ainsi progressivement glissé vers des questions plus sécuritaires que morales, face auxquelles les hibakusha sont impuissants, et leur page de plus en plus avancée est leur plus gros handicap. Dans un avenir proche, la question du nucléaire militaire pourrait ainsi se faire, si on n’y prend garde, sans que Hiroshima et Nagasaki ne soient présentés comme autre chose que les vestiges d’un autre temps. La survie du devoir de mémoire au-delà de la disparition des hibakusha : là sera l’un des principaux défis des mouvements antinucléaires et de tous ceux qui souhaitent que leur message soit perpétué.