20.12.2024
Bulgarie : Une hyperféminité sans connotation sexuelle ?
Presse
2 avril 2015
Hyperféminité n’est pas hypersexualité
Ce qui frappe d’emblée, c’est la manière excessive avec laquelle elles affichent les codes féminins, parfois jusqu’à la caricature: bouche sensuelle, rouge à lèvre et vernis clinquants, jupes aussi courtes que moulantes, talons aiguilles, décolleté profond, sac à main de marque, cheveux retenus avec une pince ou tombant sur les épaules… rien n’est laissé au hasard.
Appelons «hyperféminité» cette propension à affirmer sa féminité. Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’hyperféminité affichée de ces jeunes Bulgares ne doit pas être considérée comme vulgaire, pas plus que représentative d’une lutte ou même importée d’Occident. Elle entre avant tout dans un code.
Certes, en Bulgarie la différence des sexes crève les yeux et les genres sont bien marqués. Pour autant, l’hyperféminité de ces jeunes femmes ne doit en rien laisser préjuger d’une sexualité débridée. Bien au contraire. Cette volonté d’afficher des signes sexuels sans équivoque est trompeuse. Celles qui choisissent d’affirmer «Je suis une femme» de cette manière sont issues de toutes les catégories socio-professionnelles de la société bulgare mais leur niveau d’éducation est en général élevé. Certaines sont étudiantes, d’autres travaillent déjà.
À l’encontre des regards occidentaux
La mise en avant de ces caractères que nos jugements d’Occidentaux tendent à apprécier comme sexuels ne les réduit en aucun cas, à leurs propres yeux, au rang de femmes-objets. Hyperféminité ne rime pas avec hypersexualité et ne s’en veut en aucun cas l’affirmation.
En Europe de l’Ouest en revanche, l’hyperféminité est souvent connotée négativement. La mise en avant des caractères sexuels de la personne est généralement analysée comme une preuve de frivolité, mais aussi comme une tentative d’éveiller le regard masculin, voire son machisme. Les psychologues croient déceler dans l’hyperféminité un malaise identitaire. La volonté d’afficher des signes sexuels sans équivoque serait ainsi le signe d’un mal-être intérieur. D’après la psychanalyste Isabel Korolitski, «une femme qui se sent bien dans sa féminité n’a pas besoin de se déguiser»[1]. La psychologue Maryse Vaillant ajoute que «ce look, quand il est excessif, cumule l’agressivité masculine et les indices de la féminité tels qu’ils sont définis par les hommes. Autrement dit, l’hyperféminité est une façon de prendre le pouvoir en occupant tous les rôles»[2]. Autant d’analyses qui, en Bulgarie, pourraient passer pour des jugements censeurs, voire moralisateurs, déplacés.
Ce qui peut sembler vulgaire à l’observateur occidental ne l’est en réalité absolument pas en Bulgarie. Tout se passe comme s’il était admis qu’une jeune femme puisse surligner ainsi sa féminité. L’hyperféminité n’a pas pour fonction de réveiller le machisme primaire des hommes, ou bien d’entretenir une quelconque rivalité entre les femmes. Elle est avant tout l’expression d’un cheminement intérieur, d’une volonté de se plaire d’abord à soi. Aucune de ces hyper-femmes n’est prête à renoncer à son indépendance ou à sa personnalité.
En soulignant à l’excès leur féminité, en la sexualisant à outrance, c’est comme si ces jeunes femmes disaient «Je suis une ‘vraie’ femme», compris comme «Je me sens bien dans ma féminité». La démarche répondrait donc plus à une recherche de réassurance que de séduction. Par effet de miroir, les hommes bulgares affichent une masculinité virile, elle aussi assumée. Il n’y a dans cette société pas vraiment de place pour des hommes au style androgyne.
Pour autant, l’hyperféminité actuellement affichée, même si elle ressemble en surface à celle des années 1970 et 1980, peut apparaître révélatrice d’un malaise des genres dans la Bulgarie postsocialiste.
Les mutations du marché du travail
Avant 1989, le régime communiste a contribué à la généralisation du travail des femmes. Le système éducatif était ouvert à tous et les jeunes femmes ne rencontraient aucune difficulté à trouver un emploi, le principe étant que le travail était autant un devoir qu’un droit, au-delà des sexes. Les taux d’activité des hommes et des femmes étaient sensiblement proches. Et même si tout n’était pas totalement égalitaire –les femmes accédaient en effet moins facilement que les hommes à des postes de direction au sein des grandes entreprises d’État–, la réussite professionnelle des femmes apparaissait à la fois naturelle et socialement désirable. Dans ce contexte, l’hyperféminité était considérée comme l’expression d’une liberté car, précisément, elle était librement choisie par des jeunes femmes indépendantes qui souhaitaient exprimer ainsi leur différence dans une société où les routines et l’uniformité dominaient.
Dans la Bulgarie d’aujourd’hui, le statut de la femme a considérablement changé. D’une manière générale, les femmes ont été plus touchées que les hommes par les transformations postsocialistes. Les inégalités de genre sont apparues en matière d’accès au travail, de formation professionnelle, d’opportunités de carrières, remettant en cause l’indépendance des femmes. Comme le souligne Nadège Ragaru, les femmes ont été confrontées «à la réaffirmation d’un paternalisme que l’on croyait effacé par le système communiste»[3]. De ce point de vue, 1989 a représenté un vrai point de rupture dans les rapports entre les genres en Bulgarie. Le projet NoDiscrim, par exemple, spécialisé dans l’étude des discriminations de toutes natures en Europe, montre dans le cas de la Bulgarie que l’inégalité dans l’accès au travail passe par la limitation des offres d’emploi destinées aux femmes, avec des annonces comportant des restrictions sur l’âge, sur l’expérience exigée et sur le sexe. Les femmes enceintes ou avec enfants en bas âge ont moins de chance d’être embauchées. L’accès aux postes à responsabilité est réservé aux hommes et la possession d’un diplôme d’études supérieures protège moins les femmes que les hommes face au chômage[4]. Le travail à temps partiel tout comme le travail précaire en contrat à durée déterminée, en intérim ou encore le travail horaire atypique est majoritairement féminin. Même s’il tend à se réduire ces dernières années sous l’effet de la loi sur la protection contre les discriminations de 2004[5], l’écart du taux d’activité par sexe reste important en Bulgarie (60,2% pour les hommes contre 50,7% pour les femmes en 2013)[6]. En milieu rural, les différences de genres sont encore plus marquées. La fermeture des grandes entreprises d’État s’est traduite par un repli sur la sphère domestique, avec la «réaffirmation de règles de comportements communautaires et des hiérarchies familiales traditionnelles»[7].
De l’hyperféminité libre à l’hyperféminité contrainte
Les jeunes femmes d’aujourd’hui sont des enfants d’après 1989 qui n’ont jamais connu le communisme. Tout au plus l’ont-elles étudié en dernière année de lycée et en ont-elles entendu parler par leurs aînés au sein de leur famille. «Mes parents m’ont dit que c’était mieux avant car tout le monde avait du travail», témoigne Anna Pelova (25 ans)[8]. Or on sait qu’aujourd’hui, lors des entretiens d’embauche, il n’est pas rare que les qualités physiques («jeune et jolie») priment sur l’expérience.
Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur la nature même de l’expression de l’hyperféminité au sein de la société bulgare contemporaine, dans un contexte radicalement transformé par rapport à celui des années 1970 et 1980. Loin de l’affirmation d’une liberté, on peut plutôt y voir celle d’une contrainte parce que l’évolution très défavorable du statut des femmes dans la société bulgare, et plus précisément sur le marché du travail, peut pousser certaines d’entre elles à adopter les codes hyper féminins dans le but de forcer leur chance d’accès à l’emploi et, au-delà, à l’indépendance financière.
Notes:
[1] Flavia Mazelin-Salvi, «Hyperféminité, la nouvelle insolence», Psychologies, décembre 2009.
[2] Op. Cit. Note 1.
[3] Nadège Ragaru, «Être femme à l’Est: les effets de la transition en Bulgarie postcommuniste», ProChoix, n° 8, décembre 1998.
[4] «L’état des luttes contre les discriminations en Europe», Nodiscrim, 2004.
[5] Loi sur la protection contre les discriminations, 1er janvier 2004.
[6] Eurostat.
[7] Nadège Ragaru, Op. Cit., Note 3.
[8] Marianne Meunier, «En Bulgarie, l’heure de la relève», La Croix, 4 novembre 2014.