Les sept laïcités françaises – 3 questions à Jean Baubérot
Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, Jean Baubérot y a créé le Groupe Sociétés Religions Laïcités. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « Les sept laïcités françaises », paru aux éditions de la maison des sciences de l’homme.
Vous écrivez qu’il n’y a pas un, mais plusieurs modèles de laïcité. Pouvez-vous expliquer ?
On parle très souvent du « modèle français de laïcité » que l’on ne trouverait nulle part ailleurs qu’en France. Mais quand on emploie cette expression, de quoi s’agit-il ? Du fait que les dons aux associations cultuelles (les paroisses) donnent lieu à des déductions d’impôts de 66% ? Du fait que les écoles privées confessionnelles sous contrat bénéficient de plus 80% de financement public pour leur fonctionnement ? Du fait que le chef de l’Etat français est le dernier chef d’Etat au monde qui nomme des évêques catholiques (à Strasbourg et à Metz) ? Du fait qu’il existe, depuis Lionel Jospin, un « dialogue institutionnel » entre l’État et l’Église catholique ? On pourrait continuer la liste : énormément d’aspects qui font partie de la laïcité française sont volontairement ignorés quand on parle d’un « modèle ». Chacun façonne une laïcité idéale qui n’existe que dans sa tête.
Et même si l’on réduit la laïcité française à une laïcité militante et à ses rapports avec l’islam, de quoi s’agit-il : à la Mission parlementaire sur le voile intégral, les organisations laïques ont eu des positions très divergentes : la Libre-pensée et la Ligue de l’enseignement étaient opposées à une loi, le GODF y était favorable. Finalement, il y a eu une loi, mais celle-ci ne fait pas référence à la laïcité, car tous les juristes interrogés ont déclaré que cela était impossible. Pourtant des personnalités politiques et des médias nous la citent régulièrement comme étant une loi de « laïcité ».
Actuellement, la présentation de la laïcité effectuée par l’Observatoire de la laïcité, organisme officiel auprès du Premier ministre, et celle de l’hebdomadaire Marianne n’ont à peu près rien à voir.
Pour résumé, de quelque côté que l’on prenne le problème, on se heurte à des contradictions. Cela n’empêche pas le discours de continuer comme si de rien n’était. Son rôle est principalement idéologique.
En réalité, la laïcité française est le résultat, toujours en mouvement, d’un rapport de force historique et actuel, entre différentes conceptions de la laïcité. Certaines sont dominantes, d’autres dominées, mais n’en subsistent pas moins pour autant.
En quoi les modèles qui l’ont emporté depuis 1905 n’ont rien en commun avec ceux que défendent les partisans actuels les plus bruyants de la laïcité ?
Le processus qui a conduit à la loi de séparation des Églises et de l’État, en 1905, est exemplaire. Début 1903, c’est Maurice Allard, député socialiste du Var qui réclame, au Parlement, la séparation, pour achever la « déchristianisation » de la France. Pour lui la religion est un fléau social comparable à l’alcoolisme. Sa laïcité est antireligieuse.
En 1904, Emile Combes, président du Conseil, dépose un projet de loi qui, lui, se situe dans l’optique d’une laïcité gallicane. Il s’agit, comme les rois de France l’ont fait pendant des siècles (et Napoléon après eux), de contrôler étroitement la religion, pour favoriser une religion « à la française », considérée comme éclairée. La séparation de Combes est davantage une séparation entre l’Église catholique en France et Rome qu’entre l’Église catholique et l’État.
Mais, en fait, ce qui prévaut c’est la proposition de la Commission parlementaire, dont le président, Ferdinand Buisson et le rapporteur Aristide Briand étaient tous les deux partisans d’une séparation qui assure la liberté de conscience et garantit le libre-exercice des cultes (Article I de la loi de 1905). Ensemble ils ont construit l’architecture de la loi. In fine, cependant, ils se sont opposés. Buisson, soutenu par Clemenceau, avait une optique individualiste : la liberté était donnée aux citoyens, libres à eux de s’associer pour célébrer leurs cultes, sans que cela ne concerne l’Etat. Briand, soutenu par Jaurès, a estimé que les organisations religieuses ont des droits propres et qu’il appartient à l’Etat de les respecter. Il a gagné, et le Conseil d’État a indiqué, lors du centenaire de la loi, que celle-ci se situe dans la filiation de la pensée de John Locke.
Aujourd’hui, effectivement, il existe un hiatus : le dispositif juridique de la laïcité, pour l’essentiel, se situe dans l’esprit de la loi de 1905, dont la jurisprudence est d’ailleurs au centre de ce dispositif. Les conventions internationales ratifiées par la France vont dans le même sens. De là une laïcité calme où, chaque fin de semaine, quelques millions de personnes pratiquent un culte, et des millions d’autres s’en abstiennent. Quant à des exigences propres de la religion musulmane, elles sont gérables si, de part et d’autres, on ne joue pas la radicalisation. Dans de grandes entreprises, la « pause-prière » est considérée comme la « pause-cigarette » et ne pose pas plus de problème.
Mais il existe, comme vous le dites, une laïcité bruyante, forte dans la communication de masse car elle se trouve en analogie avec le spectaculaire médiatique. Comment voulez-vous que Marianne vende ses numéros si cet hebdomadaire ne jette pas de l’huile sur le feu ? Quand la Ligue de l’enseignement a voulu expliquer à un journaliste pourquoi et comment elle n’avait pas de « problème de laïcité » dans ses très nombreuses activités, le journaliste a rétorqué : « Donnez-moi plutôt le nom d’un organisme qui a eu des problèmes ».
De plus, une conception identitaire de la laïcité, qui fait glisser le catholicisme du côté du culturel au nom des « racines chrétiennes de la France », présente systématiquement comme étant « la laïcité » des propositions analogues à celles qui ont été refusées en 1905. Mais autant on invoque le « devoir de mémoire », autant on se montre amnésique quand cela arrange !
Vous attendez-vous à ce que la laïcité soit un enjeu de l’élection présidentielle de 2017. Si oui, de quelle manière ?
On voit bien que les différentes conceptions de la laïcité constituent des lignes de clivages au sein même de la droite comme de la gauche. On va les retrouver lors de la campagne électorale de 2017. Avec cependant une différence. À droite, on est assez au clair sur la représentation de la laïcité qu’on entend promouvoir. Nicolas Sarkozy dispute à Marine Le Pen une laïcité identitaire, à double discours suivant que le catholicisme ou l’islam se trouvent en jeu. Alain Juppé refuse clairement cette laïcité-là, comme une source de division entre Français. À gauche, la situation est plus floue. Certes, l’Observatoire de la laïcité se situe dans la filiation de la loi de 1905, mais le discours de Manuel Valls est très ambigu, de même de celui qui se veut le « Monsieur laïcité » du PS : Jean Glavany. On a l’impression que, souvent, ils se situent dans l’optique d’une laïcité gallicane. Et, chez Valls, il existe même parfois quelques tentations de laïcité identitaire. Quant à Hollande, il semble s’engager le moins possible sur le sujet.
Bref il manque une clarification. J’ai voulu, comme chercheur, contribué à l’opérer en proposant une perspective de sociologie de la laïcité qui en décrypte les différentes représentations et analyse leurs différents rapports aux objectifs et aux moyens de la laïcité. Dans mes deux chapitres conclusifs, je dresse un panorama de l’évolution socio-historique de la laïcité, avec également un aspect prospectif. J’ai écrit ce livre en présentant la laïcité française à des auditeurs de nombreux pays, et j’ai bénéficié de leurs remarques, notamment de celles des Japonais. Cet aspect contribue à l’originalité de l’ouvrage.