ANALYSES

Asie centrale : l’eldorado des émergents ?

Interview
15 juillet 2015
Le point de vue de Samuel Carcanague
Narendra Modi, Premier ministre indien, vient d’effectuer une grande tournée en Asie centrale, zone relativement négligée par l’Inde depuis la fin de la guerre froide. Quels ont été les enjeux de cette tournée indienne ? Que faut-il en retenir ?
Effectivement, Narendra Modi a effectué une visite en Asie centrale, du 6 au 13 juillet 2015. C’est la première fois qu’un Premier ministre indien se rend dans chacun des pays d’Asie centrale depuis 1955 – année de la visite de Nehru dans la région. Depuis la fin de la guerre froide, jamais un Premier ministre indien n’a paru aussi volontaire pour s’y impliquer.
Historiquement, l’Inde et l’Asie centrale sont liées par la figure de Bâbur, fondateur de l’Empire moghol en Inde, né dans l’actuel Ouzbékistan à Andijan. Cette figure de Bâbur a d’ailleurs été évoquée par Narendra Modi pour symboliser le lien qui relie les cultures indienne et centre-asiatique. Le Premier ministre indien a ainsi formulé le souhait de « reconnecter » son pays avec l’Asie centrale, malgré l’absence de frontière commune. Durant ce voyage, de nombreuses déclarations ont été faites en ce sens, sans pour autant déboucher sur beaucoup de projets concrets. Ce souhait est pour l’instant plus un vœu pieux qu’une réalité, mais il a le mérite d’exister.
Par ailleurs, le rôle et la place de l’Inde en Asie centrale dépendent aujourd’hui en partie de l’évolution du dossier iranien. La potentielle levée des sanctions contre Téhéran, dans les mois à venir, peut constituer un tournant dans la mesure où l’Iran constitue un corridor entre l’Asie centrale et l’Inde, à l’image de celui matérialisé par l’alliance sino-pakistanaise. Par conséquent, l’implication de l’Inde en Asie centrale dépendra en partie de l’évolution des relations indo-iraniennes.

Quels sont les concurrents de l’Inde en Asie centrale pour le développement de partenariats stratégiques ?
L’Asie centrale connait effectivement une concurrence entre plusieurs acteurs.
Il y a évidemment la Russie qui est historiquement le premier acteur dans cette région. Les liens politiques, économiques et même sociaux entre la Russie et l’Asie centrale sont denses, ne serait-ce que par la langue puisque les pays centre-asiatiques sont à majorité russophones, même s’ils ont chacun leur langue nationale.
Autre acteur, la Chine a massivement investi en Asie centrale depuis quinze ans. Le montant des investissements de ce pays dans la région est passé de 1 milliard de dollars en 2000 à 50 milliards en 2013. La Chine développe depuis 2013 une stratégie en vue de la création d’une « nouvelle route de la soie », reposant sur un réseau d’infrastructures énergétiques et de transports, soutenu par des investissements massifs, qui lirait la région ouest-chinoise, le Xinjiang, à l’Europe en passant par l’Asie centrale. Cette stratégie permettrait de repositionner l’Asie centrale au cœur du continent eurasiatique et d’en faire une sorte de hub.
L’Inde essaie quant à elle de concurrencer l’influence chinoise ayant pris conscience de son retard dans la zone. L’Asie centrale commence à prendre de l’importance et pourrait en avoir de plus en plus à l’avenir, notamment grâce à ses matières premières. L’Inde tente donc de ne pas trop se faire distancer dans la région.
Enfin, d’autres partenaires sont également présents en Asie centrale, mais restent moins importants, comme la Turquie ou encore la Corée du Sud.

Les pays d’Asie centrale, à la croisée de plusieurs continents, ont-ils intérêt à développer de nombreux liens avec tous ces partenaires ? Cherchent-ils à constituer un bloc relativement uni ou sont-ils en concurrence les uns avec les autres ?
Comme n’importe quel autre pays, les États centre-asiatiques ont intérêt à développer des liens avec le plus de partenaires possibles afin de ne pas se retrouver en face à face avec un autre pays qui serait son principal client, fournisseur d’énergies ou autres marchandises. Dans cette logique, le Kazakhstan a conceptualisé cette problématique en qualifiant sa diplomatie de « multi vectorielle » : si la Russie reste l’allié principal du Kazakhstan, ce dernier se tourne également vers la Chine, accueille les pays européens, ainsi que les États-Unis. Le pays tente de multiplier ses interlocuteurs pour ne pas se retrouver face à la Russie ou la Chine, voire même pour éviter d’être pris en étau entre les deux. Le but est de n’être ni soumis à la pression d’un partenaire unique, ni soumis à la concurrence de deux partenaires qui s’opposeraient entre eux.
Par ailleurs, il n’existe pas vraiment d’union entre les pays d’Asie centrale. Le Kazakhstan se dégage clairement des autres puisqu’il est le plus prospère et le plus développé de la zone.
L’Ouzbékistan, quant à lui, aurait pu avoir un destin différent s’il avait été plus lisible et moins volatile dans ses décisions. Cette attitude a parfois fait fuir les investisseurs étrangers. Il aurait pu devenir une puissance économique régionale importante grâce à son potentiel économique, notamment agricole et touristique, et à son marché intérieur, puisqu’il est le pays le plus peuplé de la région. L’Ouzbékistan et le Kazakhstan sont plutôt concurrents l’un de l’autre en Asie centrale même si le Kazakhstan a pour le moment une longueur d’avance sur ses voisins.
Le Turkménistan est très isolé et connait une dictature quasi-stalinienne. Le Kirghizstan et le Tadjikistan sont des pays beaucoup plus pauvres. Le Kirghizstan, pays le plus libéral de tous avec une démocratie parlementaire tente tant bien que mal de fonctionner, et le Tadjikistan est empêtré dans des problèmes économiques et sécuritaires.
Il n’y a donc pas de stratégie unie entre ces pays, ni de réels processus de régionalisation. On a d’ailleurs du mal à imaginer, au vu de leurs différences, qu’elles soient historiques, politiques et économiques, que des positions communes puissent éventuellement émerger. Il existe bien des organisations régionales comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ou encore l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), mais elles apparaissent pour l’instant, plutôt comme des forums d’affichage, sans réalisation politique concrète. L’Union économique eurasiatique a quant à elle été lancée au 1er janvier 2015 par la Russie, sur une idée de Noursoultan Nazarbaïev, le président kazakhstanais. Mais là aussi, tous les pays d’Asie centrale n’y sont pas puisque seuls le Kazakhstan et le Kirghizstan en font partie. Les autres pays de la région n’ont d’ailleurs pour le moment pas forcément pour projet d’intégrer cette Union.
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