ANALYSES

De quoi Srebrenica est-il le nom ?

Tribune
11 juillet 2015
par Loïc Trégourès, doctorant à l'Université Lille 2, spécialiste des Balkans
Le 11 juillet 1995, les forces serbes conduites par Ratko Mladic prenaient l’enclave de Srebrenica, dans l’Est de la Bosnie, contraignant les dizaines de milliers de Bosniaques à se déverser, sous une chaleur étouffante, en contre-bas vers la localité de Potocari où était installé le campement des casques bleus de l’ONU censés protéger l’enclave.

Après avoir, sous le regard des casques bleus hollandais, séparé les femmes et les enfants des hommes et des adolescents, les Serbes mettront moins d’une semaine à exécuter plus de 8000 d’entre eux, non sans avoir pris la peine, après coup, de rouvrir les charniers et déplacer les restes afin de masquer les preuves des crimes commis.

La justice internationale a par deux fois (une fois par le TPIY, et une fois par la CIJ) qualifié ce crime de génocide, ce que la Serbie et les Serbes de Bosnie refusent d’admettre, reconnaissant pour leur part un crime très grave, commis dans le cadre d’une guerre où des crimes graves ont été commis de tous les côtés y compris contre des Serbes dans les villages autour de Srebrenica.

Or, à rebours des espoirs que cette commémoration aurait pu être un facteur de réconciliation, la polarisation des différents acteurs a rendu celle-ci encore plus illusoire.

De fait, le mot de Srebrenica charrie toujours avec lui sa horde de symboles, de fantasmes, de tabous, et l’on peut lire sur trois échelles différentes ce à quoi on a assisté ce 11 juillet et les jours qui l’ont précédé.

D’abord, d’un point de vue diplomatique, Srebrenica a été l’occasion d’un nouvel affrontement feutré mais réel entre les puissances occidentales et la Russie dont les Balkans constituent un terrain de jeu privilégié. Considérant que la proposition de résolution britannique condamnant le génocide de Srebrenica était exclusivement tournée contre les Serbes, Moscou y a mis son veto. En réalité, cela s’intègre dans la logique russe d’un jeu à somme nulle dans la région visant à pousser ses pions là où l’on perçoit un angle faible de la part des Européens, et à voir au contraire toute avancée européenne comme un complot dirigé contre la Russie. C’est le sens d’un veto qui ne coûte finalement pas cher pour rappeler la Serbie à la loyauté, c’est le sens du soutien russe à la Republika Srpska dans sa stratégie de déconstruction de la Bosnie et de sa vocation européenne, c’est aussi le sens des déclarations russes en faveur du gouvernement Gruevski en Macédoine à partir du moment où les Occidentaux ont semblé prendre parti pour un départ de celui-ci dans la grave crise politique qui secoue le pays.

Ensuite, Srebrenica pose la question de la mémoire des guerres yougoslaves entre les différentes communautés, faisant de ces cérémonies des continuations de la guerre par d’autres moyens. Malgré plusieurs initiatives en vue de créer une grande commission vérité et réconciliation dans toute la région, les différents récits nationaux post-yougoslaves ne laissent pas de place à un dialogue apaisé sur les responsabilités et crimes des uns et des autres dans l’éclatement de la Yougoslavie. Par conséquent, l’enseignement de l’histoire récente ne fait que creuser un fossé au sein des jeunes générations qui n’ont pas connu la guerre mais ont été formatées par elle. De ce point de vue, le TPIY aura échoué dans sa mission d’aider à établir des faits historiques, sans parler des derniers acquittements hautement contestables prononcés (Gotovina, Stanisic, Simatovic, Haradinaj), qui ont achevé de lui ôter toute crédibilité dans les Balkans. Les outils de la justice transitionnelle semblent donc être impuissants à empêcher que chacun convoque ses morts, se renvoie ses massacrés et ses martyrs au visage pour excuser ses propres crimes et dégonfler sa propre culpabilité. D’un côté, la Serbie explique que faire pression sur elle pour reconnaître le génocide ne fait qu’alimenter des tensions au lieu de travailler à la réconciliation, de l’autre, les Bosniaques disent qu’il ne peut pas y avoir de réconciliation tant que la Serbie et les Serbes de Bosnie ne reconnaîtront pas ce crime, devenu marqueur essentiel de l’identité bosniaque, comme un génocide.

Enfin, Srebrenica est un miroir tendu au peuple serbe lui-même, dont l’examen de conscience sur la responsabilité de ses dirigeants dans les guerres yougoslaves peine à éclore, bien que cette mémoire sélective ne leur soit pas spécifique dans la région, loin de là. Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui à Belgrade étaient dans le camp du nationalisme guerrier et de Slobodan Milosevic, sans s’en être jamais vraiment repenti. C’est pourquoi la venue du Premier ministre serbe Vucic à Srebrenica ce samedi, pour positive qu’elle puisse avoir été perçue par les Européens, n’était rien d’autre qu’une provocation aux yeux des Bosniaques puisqu’elle fut décidée comme une conséquence du veto russe. L’attaque dont il a fait l’objet, et qui l’a obligé à quitter précipitamment les lieux, est donc aussi regrettable que peu surprenante.

Enjeu diplomatique, politique, identitaire, symbolique, mémoriel, la charge que l’on fait reposer sur le génocide de Srebrenica est lourde par rapport à l’idée que le continent européen se fait de lui-même puisque ce crime est frappé à la fois du sceau de l’infamie pour ceux qui l’ont commis en niant sa nature, et du sceau de la honte pour ceux, Occidentaux, qui n’ont pas cherché à l’empêcher.
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