ANALYSES

Vers un nouveau partenariat entre collectivités territoriales et grandes ONG humanitaires ?

Interview
18 mai 2015
Le point de vue de Pierrick Le Jeune, Jacques Serba
Les collectivités territoriales sont-elles des nouveaux acteurs de l’humanitaire ?
Jacques Serba : Cela dépend de ce que l’on entend par « acteur humanitaire ». Mais il est vrai qu’aujourd’hui nombreux sont ceux, et les membres présents lors de la dernière Commission Nationale Humanitaire (CNH) en premier lieu, qui voient dans les collectivités locales, les entreprises et leurs fondations de nouveaux venus dans l’action humanitaire [1]. S’agissant des entreprises elles-mêmes, on soulignera néanmoins, avec une pointe d’ironie, que le geste humanitaire réussit le tour de force de fondre l’intérêt général dans l’intérêt particulier. Mais peut-être n’est-ce qu’une lecture très libérale du mécénat par certains observateurs et non un dégât collatéral du mécénat.
L’intérêt apparemment manifesté pour les collectivités locales lors de la CNH correspond tout d’abord à une reconnaissance par l’État et les grandes organisations non-gouvernementales (ONG) de la place des collectivités territoriales, et corrélativement des associations locales, qui participent à la solidarité internationale de proximité, pour reprendre un terme cher aux collectivités territoriales. Lors de la 2ème Conférence humanitaire, qui s’est tenue à Paris en mars 2014, les participants ont effectivement reconnu que les collectivités territoriales sont des acteurs de l’humanitaire et qui, « en plus d’apporter des fonds, (…) apportent leurs valeurs et leur savoir-faire, dans un contexte de décentralisation dans la plupart des pays bénéficiaires de l’aide ». C’est d’ailleurs quelques mois après la CNH que l’article L1115-1 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT), dans sa version du 7 juillet 2014, a consacré pleinement sur le plan juridique l’action humanitaire des collectivités territoriales, sans la limiter aux situations d’urgence comme en 2007 : « Dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire ». L’action humanitaire est désormais sûrement d’intérêt local, et il n’est plus nécessaire de procéder à l’exégèse de la clause de compétence générale – dont le sujet est à l’ordre du jour de la Réforme territoriale – et de l’article 72 de la Constitution.

Si sur le plan juridique, les collectivités territoriales sont de nouveaux acteurs de l’humanitaire, pour autant elles avaient développé une longue expérience à l’international avant la sécurisation juridique de 2007…
Pierrick Le Jeune : Il est indéniable que les collectivités territoriales, avec leur kyrielle d’associations locales, au sortir de la Seconde Guerre mondiale puis du fait de la politique de décentralisation, ont joué un rôle que l’on n’a pas assez mesuré objectivement. Les chiffres du Ministère des Affaires étrangères et du Développement international (MAEDI) donnent cependant une certaine idée de la discrète ampleur du phénomène : environ 5 000 collectivités territoriales françaises interviennent auprès de 10 000 collectivités, dans près de 150 pays. Si l’action extérieure des collectivités territoriales se déroule principalement en Europe, de nombreux projets d’aide au développement et à caractère humanitaire ont vu néanmoins le jour notamment dans les pays du Sud. Ainsi par exemple, le Mali, le Burkina Faso et le Sénégal, à eux seuls, abritent 1 300 projets, soit 10 % des projets recensés par le MAEDI. Désormais, l’État et les collectivités disposent d’outils au sein de la Commission Nationale de la Coopération Décentralisée (CNCD) et la Délégation pour l’Action Extérieure des Collectivités Territoriales (DAECT) non seulement pour mieux prendre la mesure du phénomène, mais aussi pour aider au pilotage des projets et actions.
Cela étant, les collectivités territoriales sur le plan de la stratégie humanitaire sont engoncées entre le respect des engagements de l’État ( voir le début de l’article L1115-1 du CGCT) et des principes du service public, les contraintes budgétaires et les attentes de la société civile locale, engagée dans l’action humanitaire selon des modalités d’action indéniablement plus offensives que celles déployées par les collectivités locales. Les contraintes qui pèsent sur les collectivités territoriales limitent leur capacité à définir en toute indépendance leur propre « cadre d’intervention ». Or, cette indépendance est une marque de fabrique des acteurs humanitaires comme l’a dit Rony Brauman lors d’une interview donnée à Grotius international [2].

Vous faites implicitement référence au débat ouvert par la prise de position de la RATP au sujet d’une campagne d’aide au profit des chrétiens d’Orient et à la grogne des élus locaux face aux réductions des dotations en provenance de l’État. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Jacques Serba : Il ne s’agit pas de revenir sur la violente polémique que nous avons connue récemment, mais de rappeler, comme le fait Pierrick, que le sujet de la neutralité du service public confronté à une action humanitaire n’est pas nouveau. Par exemple, dans un arrêt du 23 octobre 1989, le Conseil d’État a confirmé l’annulation des délibérations des communes de Pierrefitte-sur-Seine, de Saint-Ouen et de Romainville au motif qu’elles reflétaient un parti pris dans un conflit de nature politique à l’étranger. Les conseils municipaux avaient octroyé des subventions au comité « 93 Solidarité Nicaragua libre » ou au comité « Un bateau pour le Nicaragua » afin que soient apportés des secours matériels à la population, mais en imputant expressément à l’État nicaraguayen les difficultés économiques, sanitaires et sociales rencontrées par la population.
Les délibérations des collectivités sont transmises au Représentant de l’État qui dispose du pouvoir de déférer au juge administratif les actes qu’il estime contraires à la légalité. On est très loin de la possibilité des associations humanitaires de déployer des actions de plaidoyer (advocacy) contre les Etats. On pourrait également imaginer un jour un juge refuser une subvention au motif qu’elle ne vise pas au sens strict une action humanitaire. Il ne faut pas perdre de vue que même le Bulletin Officiel des Finances Publiques au sujet du mécénat humanitaire n’autorise pas toutes les conceptions de l’action humanitaire.
Après l’effet de ciseaux sur leurs fonds propres, les collectivités sont confrontées à la réduction des dotations d’État. On évoque 11 milliards d’euros entre 2015 et 2017. Si on peut craindre la réduction des investissements des collectivités territoriales, malgré les mesures de compensation prises, on peut également craindre la baisse des aides destinées à la solidarité internationale. Les collectivités arbitreront peut-être au détriment du nouvel outil que constitue le FACECO qui a pour objectif « d’apporter une réponse d’urgence efficace et pertinente, de coordonner les énergies et les moyens quand survient la crise et de garantir la traçabilité des fonds versés ». Ce fonds de concours est en effet piloté par le Centre de crise, mais aussi par des représentants des collectivités territoriales contributrices.

Quelles solutions pour les collectivités locales aux budgets contraints ?
Pierrick Le Jeune : Après leur position de bailleurs, avec notamment la loi Oudin-Santini et celle du 7 juillet 2014 relatives au « 1% déchets ménagers » [9], les collectivités locales peuvent nouer de véritables partenariats stratégiques avec de grandes ONG, non seulement celles qui fonctionnent avec des fonds publics, mais aussi celles qui disposent de moyens propres importants et dont l’identité forte permet de coopérer tout en restant à distance des décisions publiques.
Les associations humanitaires ont besoin de monter en puissance dans l’approche urbaine de leurs missions. Selon ONU-habitat, 60 % de la population africaine sera urbaine en 2030 [3]. Si les États doivent s’adapter à cette nouvelle donne, les associations humanitaires également : adapter leur approche, leurs outils d’analyse, leurs moyens, peut-être même leurs missions, et ce d’autant plus que ceux qui sont poussés vers les villes et les mégapoles ne reviennent plus sur leurs pas.
La montée en puissance des associations humanitaires est plus politique que technique. Il ne s’agit pas pour elles d’investir l’arène politique locale, voire de repenser la ville, mais de mieux maîtriser les enjeux de la décentralisation, la gouvernance et les politiques publiques locales. Il s’agit aussi de mieux comprendre les enjeux de pouvoir locaux qui se manifestent légalement mais aussi dans les pactes de corruption, voire dans les rangs des gangs qui contrôlent tout au partie de l’espace public. L’action extérieure des collectivités françaises – les réseaux des villes – peuvent être des portes d’entrée et des lieux d’expertise pour les associations humanitaires. Les collectivités, en échange, peuvent bénéficier des savoir-faire et de la vision de terrain des grandes associations humanitaires.

En conclusion, selon vous, les grandes associations humanitaires peuvent se renforcer au contact des collectivités locales?
Jacques Serba : Avec Pierrick, nous avions dénoncé l’expression péjorative « Les émeutes de la faim » dans un article paru dans Marianne 2 en 2009 [4]. Repenser l’expression « émeutes de la faim », c’est déjà faire un pas vers la compréhension des enjeux sociaux qui s’expriment dans les villes.
Pierrick Le Jeune : En nouant de nouveaux partenariats stratégiques avec les collectivités territoriales, les grandes associations humanitaires pourraient ainsi faire échec, dans une certaine mesure, à la critique de certains analystes qui voient dans la méconnaissance des processus décisionnels publiques une faiblesse des ONG.

 

Jacques Serba et Pierrick Le Jeune sont juristes en droit public, chercheurs associés à l’IRIS, et également engagés dans le domaine humanitaire. Ils codirigent notamment l’Institut de Préparation à l’Administration Générale de Brest (IPAG) qui organise régulièrement des cycles de conférence ou des séminaires sur les thèmes de l’administration, de la Fonction publique, mais aussi sur les questions humanitaires. L’IPAG de Brest délivre un Master 2 en administration et management public. Une convention de Validation des Etudes Supérieures existe entre l’IRIS et l’IPAG de Brest.

Références :
[1] CNH 2014, Synthèse des débats, p.2
[2] Brauman, Rony, Médecins sans frontières ou la politique assumée « du cavalier seul »
[3] ONU-habitat, Loger les pauvres dans les villes africaines, p.6
[4] Serba Jacques, Le Jeune Pierrick, Vers de nouvelles émeutes de la faim?
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