20.12.2024
Kosovo : vu de Pristina, ses crises à venir en 2015
Tribune
16 avril 2015
Le premier ministre et président de la LDK, Isa Mustafa, paie d’abord aux yeux de ses détracteurs sa trahison pour avoir brisé la coalition formée par l’opposition au lendemain des élections législatives du 23 juin 2014. La dynamique impulsée par le Mouvement Autodétermination (MA), lequel parvint à rassembler à ses côtés la LDK, l’Alliance pour l’avenir du Kosovo (AAK) et Nisma (L’Initiative, scission du PDK), avait nourri dans l’opinion publique l’espoir d’une alternative politique à une mauvaise gouvernance représentée par le Premier ministre sortant, président du PDK et aujourd’hui Vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Hashim Thaçi.
Outre la pression sociale exercée par des mouvements de grèves réclamant les hausses de salaires promises lors de la campagne de son prédécesseur, le Premier ministre se heurta d’emblée à deux crises dont les conséquences n’ont pas encore révélé toute leur ampleur : une émigration massive et illégale d’Albanais kosovars et un départ complet du gouvernement et de l’Assemblée du partenaire des Serbes kosovars, la LS.
Emigration illégale : une bouffée d’air pour Pristina ?
Pour certains, la vague d’émigration de septembre 2014 à janvier 2015 estimée entre 50 000 et 100 000 personnes est une hémorragie salutaire ayant apporté au gouvernement un moyen de dégonfler la pression sociale. D’aucuns s’interrogent quand même sur comment ces voyages clandestins ont-ils été rendus possibles. Des bus venaient de Belgrade à Pristina, déposaient les candidats à l’exil à la frontière serbo-hongroise dans le but de rejoindre l’Allemagne, alors que les medias au Kosovo diffusaient depuis des mois le besoin de main-d’œuvre immigrée dans plusieurs Länders. Penser que ces frontières soudainement ouvertes sont le fruit du dialogue entre Belgrade et Pristina placé sous la médiation de la Haute représentante de l’Union européenne (UE) serait rassurant. Il est plus probable que les réseaux criminels transfrontaliers ont su trouver un terrain d’entente avec les autorités des deux États. Le gouvernement de Pristina, bien qu’embarrassé par l’image extérieure dégradée du Kosovo après cet épisode de l’exode, espère que celui-ci accélèrera les négociations avec Bruxelles pour obtenir la libéralisation des visas. Mais les États membres de l’Union européenne restent réservés.
Malgré les conditionnalités techniques bien avancées et réalisées par le gouvernement du Kosovo pour obtenir cet allègement, les statistiques de demandes d’asile déposées par les ressortissants du Kosovo et l’absence d’engagement sérieux de Pristina pour le développement économique et la création d’emplois n’incitent pas les États membres à faire que le Kosovo ne soit plus le dernier État de la région à ne pas bénéficier d’un régime de visa allégé. Pourtant, ce sont bien les politiques ultralibérales appliquées au Kosovo par la Commission européenne dès les années d’après-guerre, lorsqu’elle dirigeait le pilier du développement économique de la mission onusienne (MINUK), qui sont à l’origine de la gouvernance prédatrice dont le PDK, surtout, a su tirer un large profit. Aussi, les États membres seraient bien inspirés d’analyser les responsabilités de chacun dans la situation actuelle, y compris l’environnement social qui pèse aujourd’hui et qui pourrait contribuer à alourdir les autres tensions que devrait connaître le Kosovo cette année.
Manifestations : une tension bien évaluée ?
Les manifestations de janvier et février prirent graduellement une ampleur inédite, canalisant des colères variées autour de deux questions fortement symboliques. D’abord, il y eut la dénonciation du ministre des communautés et des retours mais aussi président de la LS, Aleksandar Jablanović, qui avait traité de « sauvages » les mères des disparus de Gjakova venues manifester devant une église pour en interdire l’accès à des pèlerins orthodoxes serbes venus célébrer le Noël orthodoxe. Puis il y eut la pression des mineurs de transformer en entreprise publique le complexe minier de Trepça (qui s’étend au nord et au sud de la ville divisée de Mitrovica), menacé par les revendications de la Serbie et des mesures de liquidation ordonnées mais toujours repoussées par l’Agence de privatisations du Kosovo (ex-organisme instauré par l’UE et l’Organisation des Nations unies). Le Premier ministre, qui s’y était engagé, tenta cette nationalisation avant de reculer face aux réactions négatives de Belgrade et de Bruxelles. La question des disparus – toujours très sensible dans la ville de Gjakova victime de massacres massifs en 1998/99 et qui ignore toujours le sort de centaines de disparus – mais aussi la question sociale, avec Trepça comme symbole d’un espoir en une prospérité retrouvée mais aussi comme symbole de la lutte depuis la grève des mineurs de 1989 qui dénonçait la suppression de l’autonomie du Kosovo – sont deux facteurs de tensions qui ont d’emblée montré les limites et les faiblesses du gouvernement, obligé dans les deux cas de se soumettre au pouvoir de la rue : avec le ministre serbe poussé à la démission par le Premier ministre, le 3 février, et l’obligation pour celui-ci de revenir cette année sur la question de Trepça.
La tournure violente que prirent les manifestations fin janvier, notamment les heurts directs avec la police du Kosovo, devrait alerter les observateurs avertis. Il existe désormais un fossé important au sein de la société kosovare. Cette violence n’était pas l’objectif des organisateurs, les trois principaux partis politiques de l’opposition en tête. Le MA, principal organisateur des manifestations depuis dix ans, reconnaît avoir été surpris et débordé. L’incitation à la violence orchestrée par ceux cherchant à discréditer le MA depuis toujours (le PDK et son service de renseignement officiellement démantelé, le ShIK) ne suffit pas à en expliquer la tournure. Assurément, beaucoup étaient simplement venus se joindre à un mouvement contre le gouvernement, symbole du népotisme, de la corruption et des abus de pouvoir, et jugé responsable de la misère sociale qui vide les campagnes et remplit les routes de l’exil.
Partenaire serbe de Pristina : le cheval de Troie belgradois ?
La démission du ministre serbe provoqua le boycott de ses trois ministres et ses députés. Dès sa création en 2013 et sa victoire dans les quatre municipalités du Nord, la LS est devenue un instrument redoutable de l’influence de Belgrade au Kosovo. Ayant balayé lors du scrutin législatif de juin 2014 tous les partis des Serbes kosovars qui avaient jusque-là coopéré avec les institutions de Pristina et qui se défiaient même parfois des instrumentalisations de Belgrade (cela même avant l’indépendance proclamée le 17 février 2008), la LS constitue un levier de pression pour Belgrade. Avec ses neuf députés sur les dix sièges réservés aux Serbes kosovars à l’Assemblée (dix autres étant réservés aux autres minorités), la LS est incontournable pour soutenir toute question importante pour le Kosovo, et notamment celles jugées cruciales pour les Serbes kosovars.
Par exemple, il y a un an, la majorité requise des deux tiers aurait pu être atteinte pour voter la transformation des Forces de sécurité du Kosovo (FSK) en une armée, les Forces armées du Kosovo (FAK). En effet, outre le quorum des 2/3 (soit 81 députés sur les 120 que compte l’Assemblée), un double vote doit s’appliquer également en assurant à ce quorum l’approbation de 2/3 des votes des minorités (soit 14 sur 20). Il ne manquait alors que quatre voix serbes, lesquelles exigeaient en échange le maintien des sièges réservés pour trois mandatures, au lieu des deux prévues par la Constitution. La LDK – pour des raisons purement tactiques de parti alors d’opposition et qui ambitionnait d’inscrire à son propre bilan exécutif la création des FAK – et le MA – pour des raisons de principe de ne pas céder à un chantage orchestré par Belgrade – refusèrent de se plier à cette demande, et le vote ne put avoir lieu. Cet échec précipita les élections anticipées de juin 2014.
Association des municipalités serbes : vers un Kosovo ingouvernable ?
Mais aujourd’hui, même si la transformation des FSK en FAK reste au programme des priorités, ce qui préoccupe d’abord les autorités de Pristina et tous les partis des Albanais kosovars, c’est la création d’une Association des communes serbes du Kosovo. La gestion internationale du Kosovo a toujours privilégié les « ambiguïtés constructives » pour permettre à chaque nouveau pas vers la normalisation entre la Serbie et le Kosovo de sauver la face de leurs dirigeants respectifs vis-à-vis de leurs opinions publiques. Ainsi en va-t-il de cette entité désignée pour les municipalités à majorité serbe, que Belgrade nomme communauté, et Pristina, association, à l’image de celle existant déjà pour toutes les municipalités du pays.
La création de cette association/communauté était prévue par l’accord du 19 avril 2013 et concerne surtout la gestion des quatre municipalités du nord du Kosovo (y compris Mitrovica-nord). Paraphé par les premiers ministres Hashim Thaçi et Ivica Dačić, cet accord est jugé comme un succès diplomatique majeur de l’ex-Haute représentante Catherine Ashton. Il ouvrit la voie à Pristina pour négocier un Accord d’association et d’adhésion (ASA, paraphé en juillet 2014) et à Belgrade celle de négocier l’adhésion de la Serbie et l’application de son ASA. Toutefois, cette entité est perçue à Pristina comme une concession supplémentaire faite à Belgrade alors que Pristina avait mis en œuvre avant l’indépendance, la décentralisation avec la création de municipalités à majorité serbe dans le reste du territoire et qu’une entité supplémentaire de gouvernance n’avait donc pas lieu d’être pour le nord. Aux yeux des Albanais kosovars, le démantèlement des structures parallèles, y compris celles des ministères de l’Intérieur et de la Justice de la Serbie, n’aura pas lieu tel que le prévoit l’accord de 2013. La gestion par les « ambiguïtés constructives » nourrissant les spéculations, la perception à Pristina est que l’association/communauté va intégrer les structures parallèles, rendre encore plus ingouvernable le Kosovo en affaiblissant sa souveraineté, et constituer la prochaine étape de la « bosnisation » du Kosovo et du séparatisme. Les déclarations de Belgrade et de la LS sur les compétences exécutives souhaitées pour cette association/communauté ne sont pas là pour rassurer et faire changer les perceptions.
Alors que le dialogue politique a repris à Bruxelles, entre cette fois les premiers ministres Isa Mustafa et Aleksandar Vučić (signataires d’un accord le 9 février sur le système judiciaire applicable dans le nord), Bruxelles, qui a pris en charge la rédaction des statuts de l’association/communauté n’affirme pas avec assez de véhémence que le seul cadre juridique dans lequel s’inscrit cette entité, est celui de la Constitution du Kosovo.
Tribunal spécial : la tension de trop ?
Car, outre ce sujet qui pourrait servir de prétexte à un rejet massif de la majorité albanaise du Kosovo contre le processus politique mené par Bruxelles, la question du Tribunal spécial prévu pour juger des présomptions de crimes commis par l’UÇK s’avère davantage sensible, et pourrait faire voler en éclats la fragile coalition. Pour rappel, suite aux premières allégations sur des présumés trafics d’organes perpétrés par l’UÇK publiées par l’ex-procureure du TPIY Carla del Ponte en 2008, et que le rapport du sénateur suisse Dick Marty reprit pour le compte du Conseil de l’Europe en janvier 2011, fut créée en septembre 2011 une Task Force d’investigation spéciale sous l’autorité de la mission européenne d’état de droit, EULEX. Le procureur américain qui la dirigeait jusqu’en juillet 2014 quitta ses fonctions en confirmant que ses conclusions étaient « en grande partie conformes » avec le rapport du Conseil de l’Europe, et que même si le trafic présumé fut « à une échelle limitée », il existe des preuves contre d’anciens dirigeants de l’UÇK. Pour en juger, il a été décidé d’établir un Tribunal spécial à l’extérieur, loin de toute pression et hors de la juridiction du Kosovo, soit aux Pays-Bas.
Le gouvernement n’a pas eu d’autre choix que de coopérer, l’ex-Premier ministre et ex-responsable politique officiel de l’UÇK, H. Thaçi, justifiant que le procès à venir viendra démontrer que la guérilla mena une guerre propre. Les détracteurs, beaucoup plus nombreux même au sein du PDK, voient surtout la réussite de la stratégie serbe à travers son influence au Conseil de l’Europe mais aussi les échecs cumulés de la justice de la MINUK, d’EULEX et celle du Kosovo. Aux yeux de la vaste majorité de la population, les systèmes judiciaires accumulés n’auront jamais pu traiter ce qui est perçu comme la principale source de toutes les injustices : l’absence de coupables jugés pour la plupart des fosses communes d’Albanais kosovars retrouvés jusqu’en Serbie même, et l’absence de jugements contre la corruption et la criminalité économique qui gangrènent les rouages de l’État du Kosovo.
Un scandale a fini de saper toute confiance éventuelle en la justice internationale, lorsqu’en novembre 2014 une procureure britannique d’EULEX a porté de graves accusations de prises de pots-de-vin contre sa supérieure tchèque et un juge italien accusés d’avoir enterré des dossiers liés à la grande criminalité organisée. Auparavant, EULEX avait déçu dans les attentes populaires d’une justice qui s’attaquerait à l’impunité de la classe politique gouvernante, laquelle a infiltré et rendu impuissante la justice officielle du Kosovo.
Quant aux crimes de guerre, des combattants de l’UÇK ont déjà été jugés au Kosovo par des panels mixtes EULEX/Institutions kosovares, d’où l’incompréhension sur la tenue de nouveaux procès, de surcroît à l’étranger. Deux fameux commandants de l’UÇK, Ramush Haradinaj (président de l’AAK) et Fatmir Limaj (président de Nisma), ont déjà connu chacun un procès à La Haye. Pourtant, ces deux opposants à H. Thaçi tout comme bien d’autres parmi les anciens responsables militaires de l’UÇK, se méfient extrêmement de lui comme de l’ex-chef du ShIK aujourd’hui à la tête de l’Assemblée, Kadri Veseli, pour leurs capacités présumées à manipuler même les enquêtes internationales.
Par ailleurs, le Tribunal spécial est censé juger également tous les crimes commis au nom même de l’UÇK, jusqu’à la fin de l’année 2000, donc bien après la fin des hostilités (12 juin 1999, déploiement de l’OTAN au Kosovo). Sauf que cette période démarrant dès 1997/98 pourrait dévoiler des zones d’ombre sur les fortes tensions intra-albanaises d’alors entre l’UÇK et la LDK du défunt président du Kosovo Ibrahim Rugova, meneur de la résistance pacifique. Le conflit entre la guérilla et la LDK portait essentiellement sur la demande de l’UÇK que lui soient versés les fonds du gouvernement en exil et sur la proposition de celui-ci de s’unir à la lutte armée en apportant des cadres militaires chevronnés. Les mésententes d’alors ont causé les meurtres inexpliqués d’Albanais kosovars et des arrangements confidentiels ont eu lieu pour maintenir un certain équilibre entre la LDK et le PDK, né de l’UÇK. H. Thaçi comme Isa Mustafa, en tant qu’ex-ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement en exil, connaissent la teneur de ces arrangements et n’ont aucun avantage à les dévoiler. Le Tribunal spécial pose donc à certains la crainte de tomber comme boucs émissaires au détriment des vérités dissimulées, et pour d’autres il suscite la crainte des secrets mis à jour.
Conclusion : quelle cohésion durable pour le gouvernement ?
Etant hors de la juridiction du Kosovo, la création de ce Tribunal nécessite des amendements constitutionnels dont l’examen traîne intentionnellement à la Cour constitutionnelle. Puis la règle du double vote des 2/3 des députés devrait s’appliquer, mais il dépendra alors du retour effectif des députés de la LS. Ces derniers ont pour objectif principal d’obtenir un maximum de concessions sur les prérogatives de l’association/communauté des municipalités serbes. Le risque est que Bruxelles – qui ménage la Serbie pour des raisons géostratégiques liées aux relations européennes dégradées avec la Russie – lie artificiellement les deux questions, finisse par obliger Pristina à de nouvelles concessions envers Belgrade, tout en s’assurant que la justice internationale n’aille pas jusqu’au bout et prive encore la population de l’application d’une réelle justice. Ce gouvernement PDK-LDK-LS est donc une composition d’intérêts qui n’a de cohésion que des secrets à protéger entre les deux premiers, ce qui constitue pour Belgrade une opportunité unique de pousser son avantage avec le troisième.
Face à ce rapport de force en faveur de la Serbie, il n’est pas étonnant de voir l’Albanie plus véhémente dans sa défense des intérêts du Kosovo, quitte à jouer sur la fibre des ambiguïtés de l’union des Albanais au même titre que Belgrade mise sur une Republika Srpska-bis avec le nord du Kosovo. L’incapacité du gouvernement serbe à renvoyer à La Haye l’ultranationaliste Vojislav Šešelj, libéré provisoirement en novembre 2014 par le TPIY pour cause de maladie, la nomination récente de l’ex-chef des renseignements militaires à la tête du bureau supervisant à Belgrade le dialogue arbitré par Bruxelles, ou la décision de Belgrade de parader le 9 mai à Moscou pour commémorer la fin de la seconde guerre en Russie, démontrent que le vernis pro-européen des dirigeants serbes d’aujourd’hui n’efface ni leurs anciens états de service auprès de la Serbie en guerre contre tous, ni leur jeu trouble.
Quant à l’opposition au Kosovo, plus unie que jamais (cf. un congrès de la LDK devrait défier prochainement I. Mustafa pour son alliance passée avec le PDK), elle compte bien canaliser toutes les colères et frustrations mentionnées ci-dessus, lors d’un premier cycle de manifestations annoncées pour le 18 avril. La pression politique et sociale est là pour durer, et les réponses aux détresses et injustices tardent à venir…