ANALYSES

Le Rafale s’envole pour l’Inde, mais sans le MMRCA ?

Tribune
14 avril 2015
Par
Le Premier ministre indien, en visite d’État en France, a mis fin au suspens concernant la vente du Rafale à l’Inde. Il a créé la surprise en annonçant l’achat de trente-six Rafale disponibles dès que possible pour moderniser la flotte vieillissante de l’Armée de l’Air Indienne (IAF). Après avoir initialement laissé entendre que les négociations en cours se poursuivraient, le ministre de la Défense indien, Manohar Parrikar a lui laissé entendre lundi 13 avril que les futurs achats se feraient dans le cadre d’un accord de gouvernement à gouvernement [1]. Cela signifierait un arrêt de l’appel d’offres « Medium Multi-Role Combat Aircraft » (MMRCA) qui connaitrait là son dernier rebondissement [2]. Resterait l’inconnue du chiffre final de la commande tant on est loin pour l’instant des cent vingt-six appareils prévus initialement. Car au-delà du besoin opérationnel, et du poids politique d’un tel contrat, l’autre dimension prioritaire pour l’Inde reste le développement de sa base industrielle et technologique de défense (BITD) [3].

Le rôle du politique

La visite d’État du Premier ministre Modi en France, préparée de longue date, a été riche en commémorations, signatures d’accords et signes d’amitié. Elle a surtout été une véritable surprise pour le dossier du Rafale en Inde. L’appareil de Dassault avait été sélectionné début 2012 pour équiper l’IAF de cent vingt-six MMRCA. Si le Premier ministre indien a été accueilli officiellement le 10 avril au matin par une cérémonie aux Invalides avec le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, il était arrivé le 9 avril : dans la nuit du 9 au 10 des « fuites » concernant le sort du Rafale sont apparues citant des sources officielles. L’ »annonce d’une annonce » a été rapidement confirmée évoquant des chiffres allant jusqu’à soixante Rafale, non plus commandés dans le cadre d’un appel d’offres mais d’un accord de gouvernement à gouvernement. La journée du 10 avril s’est conclue par une annonce de l’achat « sur étagère » de trente-six appareils lors d’une conférence de presse avec le président François Hollande.

Le ministre de la Défense français, Jean Yves Le Drian, a également joué un rôle important si ce n’est décisif en se rendant plusieurs fois en Inde depuis le début de l’année 2015. En effet, les négociations exclusives du MMRCA connaissaient des points d’achoppement sur la responsabilité de la production en Inde et son coût. Les décideurs indiens devaient également tenir compte des capacités effectives de la BITD indienne, un officiel de Hindustan Aeronautics Ltd. (HAL) [4], ayant même admis que la société publique n’avait pas commencé à s’organiser pour la construction locale des appareils au vu de l’incertitude même de la signature du contrat [5]. HAL, en charge du programme LCA Tejas a mis près de trente ans pour rendre opérationnel cet appareil. Sans parler de HAL, le reste de la BITD indienne publique ou privée doit encore développer ses capacités pour franchir le cap entre le stade de fournisseurs de pièces vers celui de fabricants de systèmes complets.

Le besoin opérationnel

Si ces négociations exclusives ont commencé début 2012, le dossier MMRCA a lui commencé en 2001. Ainsi, ce besoin exprimé, voire impératif au vu des enjeux stratégiques de l’Inde, aura nécessité près de quinze ans pour arriver à son terme. Avec quarante-deux escadrons, le contrat opérationnel de l’IAF serait atteint si tous étaient effectivement à même de le remplir, à savoir au moins trente-six ou trente-huit. L’IAF opère 600 appareils de chasse dont 224 Su-30MKI, 69 MiG-29, et quarante-neuf Mirages (en cours de modernisation), mais surtout 245 MiG-21. L’IAF ne pourra commencer à remplacer ces vieux appareils par des LCA Tejas que courant 2015 et les derniers MiG-21 ne seront retirés du service actif qu’en 2025. Malgré les programmes de modernisation en cours, et l’entrée en service de nouveaux appareils, l’IAF est à la limite de ses capacités. Ce facteur a du jouer un rôle important dans la décision de commander en direct plutôt qu’au travers de processus compliqué initié, et non terminé par le gouvernement précédent, tant du point de vue contractuel que politique et industriel. L’IAF cherche à renforcer ses capacités de combat avec l’achat ou le développement de nouveaux appareils et ses capacités de surveillance (stations radars, systèmes embarqués, drone) ou de défense (systèmes de missiles).

Seulement, la solution annoncée n’apporte pas de réponse définitive tant du point de vue militaire qu’industriel. En effet, même les cent vingt-six appareils prévus ne comblaient pas le besoin immédiat et futurs de remplacement des appareils vieillissants. Les programmes dits de 5ème génération n’en sont qu’au stade des discussions préliminaires avec les États-Unis et la Russie. Si cent vingt-six appareils n’étaient pas suffisants, que peuvent faire trente-six appareils se demandent l’un des principaux analystes indépendant indien [6], avec un délai de livraison souhaité le plus court possible. L’autre objectif du MMRCA était de permettre aux industriels de bénéficier, par le biais des offsets, des transferts de technologies et des savoirs faire nécessaires à la construction d’un appareil complet. Si les achats se font dans le cadre d’un accord de gouvernement à gouvernement, est-ce qu’il y aura des transferts voire même seulement un « procurement » local ? Enfin, du côté français, si la commande permet de pérenniser la chaine de montage de Dassault, et de sécuriser une partie du budget de la défense, elle n’est pas encore finalisée, des discussions spécifiques sont en cours pour une signature en juin.

Différents domaines de coopération

L’Inde n’a pas d’alliés immédiats à proximité [7] et cherche de plus en plus à forger des alliances régionales ou internationales. S’il s’agit avant tout de faire face au Pakistan moderne (deux tiers des moyens militaires sont utilisés en ce sens), l’Inde doit désormais réorienter son organisation militaire vers la Chine, les deux pays ayant même été en guerre en 1962 [8]. Non seulement les deux pays massent des troupes de chaque côté de la frontière, mais construisent également des infrastructures de transport (autoroutes, voies ferrées) et de défense (bases aériennes, missiles) [9]. Bien qu’elle ne se projette pas directement, l’IAF veille sur l’océan Indien non seulement avec des appareils spécialisés mais également par le déploiement de stations radars aux Seychelles, aux Maldives ou à Maurice [10]. Le Premier ministre Modi a annoncé lors de sa visite une coopération similaire avec la France, au vu de sa présence territoriale et militaire dans l’océan Indien. D’autres accords ont été signés lors de cette visite [11] : dans les domaines nucléaire, spatial, énergétique, commercial, ferroviaire, culturel et éducatif.

Après l’annonce surprise, mais apparemment préparée au niveau politique, Narendra Modi a visité l’usine Airbus de Toulouse où il a été clairement question d’offsets, et de transferts, dans le cadre du programme « Make In India », stratégie phare du Premier ministre pour développer les différents secteurs industriels de l’Inde. Airbus, présent depuis longtemps dans le pays, a récemment signé un contrat pour la fourniture d’appareils de surveillance de l’espace aérien, un des principaux enjeux stratégiques de l’Inde, enjeu auquel participeront les futurs Rafale. On le voit, l’éventail des coopérations possibles est large, tant sur le plan militaire qu’industriel. Reste donc à savoir si l’accord sur les Rafale, annoncés et futurs, permettra de développer cette relation dans les domaines cités et dans l’océan Indien en particulier. Cette relation va bien au-delà des aspects industriels pour rentrer dans le domaine de la diplomatie économique et des relations géostratégiques.

 

[1] « India says any future Rafale jet purchases will be government-to-government » – Reuters, 13 Avril 2015 [2] »Centre scraps $20 billion MMRCA deal for 126 Rafale jets for IAF, LCA Tejas to replace MiG-21″, IBN Live, 13 Avril 2015

[3] « La « base industrielle et technologique de défense » Indienne, Pierre Memheld, IRIS, Avril 2015

[4] Public Sector Undertaking en charge des programmes d’avions en Inde

[5] « It’s a great step: Ex-IAF Chief », The Tribune India, 11 Avril 2015

[6] LiveFist, 10 Avril 2015 ; d’autres analystes critiquent ouvertement cet achat direct et le possible arrêt du processus offsets/transferts alors que Modi en a fait un élément clé de sa stratégie économique.

[7] Le Népal ou le Bhoutan n’ont pas les moyens d’être des puissances. Le Myanmar, influencé par la Chine, et l’Iran, ayant son propre calendrier, bien que limitrophes ne sont pas des alliés militaires.

[8] L’Inde est « dominée » par la Chine et le Pakistan, la majeure partie des sommets et plateaux étant du côté Chinois de la frontière, surtout si l’on considère que le Tibet est contrôlé par la Chine.

[9] Air Marshal V.K. Bhatia (Ret.), Airpower Across the Himalayas: A Military Appreciation of Chinese and Indian Air Forces, S. Rajaratnam School of International Studies, December 2013

[10] « India Developing Network of Coastal Radars », Oscar Nkala, Defense News, Mars 2015

[11] « List of agreements/initiatives/announcements signed/agreed during visit of Prime Minister to France (09-12 April, 2015) », http://www.narendramodi.in/hi/list-of-agreementsinitiativesannouncements-signedagreed-during-visit-of-prime-minister-to-france-09-12-april-2015/
Sur la même thématique