12.11.2024
La Pologne, au cœur du jeu diplomatique européen ?
Interview
18 mars 2015
Manuel Valls était en Pologne pour une rencontre avec son homologue Ewa Kopacz et le président Bronislaw Komorowski. Le premier enjeu de cette visite était industriel. La Pologne a connu ces dernières années une croissance économique robuste, y compris lors de la crise économique et financière que traversait l’Europe. C’est l’un des seuls pays européens qui dispose aujourd’hui de marges de manœuvre suffisamment conséquentes pour investir dans son outil de défense. La Pologne prévoit de dépenser plus de trente milliards d’euros au cours des dix prochaines années pour moderniser son armée, ce qui requiert un certain nombre d’achats d’armement.
Le premier réflexe des Polonais lorsqu’il s’agit de remplacer leurs appareils soviétiques vieillissants reste d’acheter sur l’étagère aux États-Unis. La présence de Manuel Valls n’est donc pas de trop pour aider à faire avancer ces contrats. Il peut s’appuyer pour ce faire sur la suspension de la livraison des navires Mistral à la Russie, qui reste un signe concret très fort de la part de la France.
Les négociations portent sur un certain nombre de contrats à court, moyen et long terme : des hélicoptères multi-rôles, des hélicoptères d’attaque et des missiles sol-air. La défense antimissile devrait logiquement échoir aux États-Unis mais la France peut peser sur le reste des contrats. A moyen terme il y a également en jeu des sous-marins sur lesquels le groupe français DCNS s’est positionné. On parle enfin à plus long terme d’une coopération dans le domaine des centrales nucléaires.
Plus globalement, la Pologne apparait très préoccupée par la crise ukrainienne en ce qui concerne sa sécurité. Comment expliquer les inquiétudes polonaises vis-à-vis de la Russie ?
C’est le deuxième volet du voyage diplomatique de Manuel Valls en Pologne, qui a permis d’évoquer les divergences d’appréciation de la crise. Il faut se mettre à la place des Polonais, chose que nous n’avons pas toujours tendance à faire en Europe de l’Ouest. Les Polonais ont encore aujourd’hui des souvenirs très vivaces du rationnement de viande ou de sacs de sucre durant la période communiste. Il leur arrive de parler de leurs « frères ukrainiens » de l’autre côté de la frontière.
On peut parler de fracture dans l’appréciation par les Européens de la crise ukrainienne, entre ceux qui considèrent que la crise est militaire et ceux qui considèrent que cette crise est politique. La Pologne voit la Russie comme une menace de sécurité existentielle, c’est-à-dire qu’elle menace ses intérêts vitaux, ce qui n’est pas, au fond, le cas de la majorité des États européens. C’est ce qui explique qu’au-delà des sanctions – qui sont efficaces – la réponse européenne à la crise ukrainienne soit difficile à élaborer de manière collective.
L’IRIS organisera début avril un séminaire restreint sur les relations franco-polonaises. Dans quelle mesure ces rencontres sont-elles importantes ?
Sans un dialogue de fond sur les perceptions et les priorités stratégiques, les avancées en matière de coopération industrielle, opérationnelle ou encore capacitaire resteront structurellement limitées.
La Pologne s’inquiète légitimement de ce qui se passe à l’Est. Il est nécessaire d’écouter et de comprendre leur ressenti, et d’engager un dialogue sur cette base. D’un autre côté, un certain nombre de pays d’Europe de l’Ouest et du Sud s’inquiètent de la menace terroriste du fait des attentats du 11 janvier, de Copenhague mi-février, de Londres ou de Madrid. Ces attentats appellent une réponse globale. Ils nécessitent une approche régionale en périphérie sud de l’Europe, de la Libye à la Centrafrique, de la Mauritanie au Tchad. Il s’agit de s’attaquer aux racines profondes de la radicalisation à l’intérieur et à l’extérieur des sociétés occidentales, au-delà des effets d’annonce et réactions politiques de court terme provoquées par Charlie. Il faut réciproquement que les pays d’Europe de l’Est puissent écouter ce ressenti, et comprendre que la menace terroriste est parfois vécue comme une menace existentielle.
Le but n’est donc pas d’engager un dialogue de sourd, en juxtaposant des positions déjà rigidifiées. Il faut lui substituer un dialogue de fond. Il ne s’agit pas de décider pour les autres de l’importance relative de la périphérie orientale ou méridionale de l’Europe. Il s’agit de se mettre à l’école et à l’écoute des ressentis respectifs et d’essayer de dégager sur cette base des intérêts communs. Autrement, nous sommes condamnés à collectionner les approches nationales qui finiront par porter préjudice aux intérêts nationaux propres des pays européens.
Si nous n’arrivons pas à nous parler avec les Polonais, alors nous n’arriverons pas à parler avec les Allemands en format Weimar (Pologne, France, Allemagne). Si nous n’arrivons pas à faire du triangle de Weimar une force d’entrainement pour l’Europe, alors l’Europe n’arrivera pas à entrainer les Etats membres. C’est pour cette raison que la Pologne est un acteur stratégique crucial aujourd’hui. Avec un Royaume-Uni temporairement voire durablement satellisé en Europe, la Pologne est au cœur de l’échiquier et donc au cœur du jeu diplomatique européen.