20.12.2024
Le droit français et l’intégration européenne
Presse
3 mars 2015
Evidemment, la relation de l’Union avec ses membres est plus complexe. L’on ne saurait réduire les Etats à une position de « victime » d’une intégration européenne subie plutôt que consentie. Les États membres ne sont pas extérieurs ou tiers par rapport à l’Union: ils sont dans l’Union, de l’Union. L’État de l’Union européenne entretient des rapports d’interdépendance avec l’organisation dont il est membre et avec les autres membres. Leurs relations ne sauraient se résumer à des configurations conflictuelles et simplistes: celle d’une opposition de « l’Europe contre l’État » ou de « l’État contre l’Europe ». C’est plutôt une logique d’imbrication et d’interaction entre l’État et l’organisation qui est à l’œuvre. Même les fameuses « directives de Bruxelles » ne sont pas le produit de la volonté des seules institutions de l’Union, elles ne sont pas élaborées en dehors de toute manifestation de volonté des Etats. Plus largement, le mode de décision et de fonctionnement de l’Union européenne témoigne de la part encore prégnante d’inter-étatisme. L’Union demeure la créature des Etats.
Pour ceux qui en doutaient encore, la gestion de la crise de la zone euro en 2008 a démontré de manière spectaculaire l’emprise encore prégnante des Etats sur l’intégration européenne. Une participation volontariste de l’Etat qui n’est pas sans incidence sur ses règles juridiques et ses structures organiques. Ainsi, la crise de la zone euro a abouti à la création d’une nouvelle structure: le Haut conseil des finances publiques (HCFP). Celui-ci résulte directement de l’article 3 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), qui stipule que le mécanisme de correction des écarts à la règle d’équilibre structurel doit inclure des dispositions relatives au « rôle et [à] l’indépendance des institutions chargées, au niveau national, de vérifier le respect de cette règle ». Le HCFP a été institué en vue d’apprécier le réalisme des prévisions macroéconomiques du gouvernement et de vérifier la cohérence de la trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques avec les engagements européens de l’État. L’idée générale est bien de favoriser une vision impartiale des finances publiques nationales. Lorsque le gouvernement présente un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale au mois de septembre de chaque année, le HCFP se prononce sur la cohérence de ces textes avec la programmation pluriannuelle. Il est alors conduit à examiner si les prévisions de recettes et de dépenses présentées par le gouvernement sont compatibles avec « la trajectoire de retour à l’équilibre structurel des finances publiques ». Ainsi, lors de la présentation du projet de budget pour 2015 présenté le 1er octobre 2014 par le gouvernement, le HCFP a estimé que ce texte contenait « plusieurs fragilités » et que la prévision de croissance de 1% en 2015 paraissait optimiste.
L’appartenance et la participation de l’Etat à cette chose plus vaste que représente l’Union revêtent un certain nombre de conséquences sur l’Etat lui-même. Outre les droits et les obligations qui découlent du statut de membre de l’Union, c’est l’identité de l’Etat -dont l’histoire politique et la culture juridique sont centrées sur le modèle de l’Etat-nation- qui se trouve affectée. L’intégration européenne interroge en effet le modèle d’organisation souveraine apparu en Europe après le traité de Westphalie à la fin du XVIe siècle et dans lequel l’Etat personnifie juridiquement la nation. L’intégration européenne interroge en effet la centralité même de l’État-nation comme cadre de l’espace économique, politique et juridique. Toutefois, l’appartenance à l’Union européenne ne commande pas (forcément) la fin de l’Etat-nation ou l’entrée dans l’ère de « l’Etat post-souverain ». Elle appelle à accepter sa part d’européanité à un Etat français, dont le poids de l’histoire et de la culture politiques centrées sur le modèle de l’État-nation explique certains accès « d’euro-frilosité ». Pour un État unitaire, héritier de la tradition jacobine et napoléonienne, les implications de l’appartenance à l’Union européenne sont parfois perçues comme susceptibles d’affecter « le principe même de l’existence française, [en qualité d’] État national » (Raymond Aron).
Il n’empêche, il n’est pas contradictoire de voir dans la France un Etat souverain et un Etat membre de l’Union européenne. Les deux qualités sont compatibles. C’est du moins ce que tente d’incarner le titre XV de la Constitution du 4 octobre 1958 sur la participation de la France à l’Union européenne, un titre créé à l’occasion d’une révision constitutionnelle en 1992 (nécessaire à la ratification du traité de Maastricht) pour contourner l’esprit originel de la Constitution de 1958, marqué par les principes gaullistes de souveraineté nationale et d’inter-étatisme. Au-delà de cette adaptation constitutionnelle, c’est l’ensemble du droit national -public et privé- qui est affecté -à des degrés divers- par l’incidence du droit européen. Parmi les manifestations de cet « impact européen », il convient de souligner un phénomène remarquable, encore mal perçu par les juristes eux-mêmes: l’ensemble de structures, de règles, de principes, de techniques et de solutions qui ont été institués en vue de traiter spécifiquement de la question de la participation de la France à l’Union européenne, forme un corpus particulier. Même si l’ensemble des structures organiques et des règles juridiques spécifiquement consacrés à la participation de l’Etat à l’Union européenne sont prévus ou contenus dans des textes épars, un travail de codification et de systématisation permet en effet d’identifier l’existence d’une nouvelle branche du droit au sein de notre ordre juridique: le droit français de l’intégration européenne.