Devant l’horreur, les défis de la société française
Presse
16 janvier 2015
Surtout, de gigantesques marches républicaines ont été organisées le dimanche 11 janvier, soutenues par des dizaines d’associations, les syndicats, les partis politiques et ont rassemblé près de 4 millions de personnes. Magnifique démonstration de solidarité du peuple français ! La manifestation de Paris, en présence d’une cinquantaine de responsables politiques étrangers, a toutefois créé un début de polémique. En effet, le Front national, parti d’extrême droite, n’a pas été convié à cette manifestation et sa principale dirigeante, Marine Le Pen, a dénoncé une telle situation en expliquant qu’elle ne considérait pas cette initiative comme une manifestation d’unité nationale puisqu’elle en était exclue. Ces polémiques politiques peuvent paraître dérisoires en comparaison avec l’extrême gravité des événements auxquels les citoyens viennent d’être confrontés, mais elles méritent réflexion.
Réaffirmons tout d’abord avec force que la condamnation de ces attentats terroristes doit être absolue, totale et la plus ferme possible car ce sont les valeurs de la République Liberté, Egalité, Fraternité qui sont attaquées et défiées. C’est insupportable et inacceptable. Aucune raison ne peut justifier l’assassinat d’un individu de sang-froid. Mais, parce que les Républicains doivent collectivement relever ce défi, il faut impérativement exercer notre raison et notre esprit critiques pour analyser les causes profondes qui génèrent de telles tragédies. Tenter de comprendre comment certains individus peuvent en arriver à de telles terrifiantes dérives. La réflexion doit alors se porter à la fois sur la situation internationale et sur les difficultés propres à la société française.
En effet, l’impérative nécessité de combattre les mouvances de l’islamisme radical ne doit pas occulter les raisons qui ont permis son inquiétante émergence. Ces courants politico-religieux, qui veulent s’imposer par la terreur, prétendent commettre leurs crimes au nom de l’Islam. La cause principale de cette situation, c’est que nous voyons se cristalliser la ligne de front d’une guerre de civilisations opposant l’Occident à l’Islam sous le monstrueux aspect de l’islamisme. Comprenons que les interventions militaires à répétition des puissances occidentales dans le monde arabe et quelques pays africains sont perçues, de facto, comme un politique d’ensemble cohérente par les populations qui en paient souvent le prix fort. Même si chacune de ces interventions peut avoir des raisons particulières, elles ont au final abouti à un résultat unique : l’affaiblissement, voire l’effondrement, des Etats de la région et l’émergence d’un ennemi djihadiste insaisissable. Or, les impasses des guerres actuelles risquent d’en entraîner de nouvelles, plus importantes, et d’alimenter un terrorisme de plus en plus multiforme. Alors qu’il n’existait que quelques foyers réduits de terrorisme il y vingt ans, ils sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux et plus difficiles à combattre. C’est pourquoi il faut prendre conscience qu’il ne sera possible de combattre efficacement les défis terroristes et djihadistes qu’en contribuant à mettre en œuvre des solutions politiques concrètes aux crises multiformes économiques, sociales, territoriales, politiques du monde musulman, alors que nous n’en voyons, à tort, que le symptôme islamiste.
Au niveau strictement français, nous sommes confrontés à des défis spécifiques infiniment complexes à affronter et à résoudre. Ils renvoient principalement à la situation de la partie de la population issue de l’immigration post-coloniale. Les propos racistes proférés par des responsables politiques français de premier rang, le développement de l’islamophobie, les discriminations sociales, la méfiance sournoise induite à l’égard des étrangers, contribuent à l’essor de courants radicaux, certes aujourd’hui encore infiniment minoritaires, au sein d’une jeunesse en perte d’avenir et d’horizons. C’est pourquoi les crimes commis ces derniers jours risquent de créer des amalgames et de stigmatiser plus encore une partie de la population. Le risque est préoccupant et il faut y porter la plus grande attention de façon à y résister efficacement.
Il n’y a rien de plus urgent que de se comporter de façon responsable pour éviter les amalgames. Le fait que les journalistes de Charlie Hebdo aient été pris pour cible n’est pas un hasard. Cet hebdomadaire, qui, depuis ses origines, pratique la provocation, l’impertinence et l’insolence, n’a pas toujours su, depuis plusieurs années, éviter les amalgames. En France, la liberté de la presse est sacrée et il faut impérativement la préserver dans le respect des lois républicaines. Charlie Hebdo a eu toute liberté de s’exprimer et avoir la moindre complaisance, ou début de compréhension, pour des assassins de dessinateurs et de journalistes ou pour la mise à mort d’hommes et de femmes en raison de leurs idées est inacceptable. Il ne peut et ne doit y avoir aucune discussion sur ce point.
La véritable question est de savoir si l’on peut utiliser de sa liberté n’importe comment indépendamment des situations politiques concrètes dans lesquelles on se trouve. Ainsi, peut-on, par exemple, imaginer des caricatures critiquant la religion juive dans des journaux progressistes en Allemagne dans les années 1930, au moment de la montée d’un antisémitisme et de la persécution des juifs dont on connaît les dramatiques conséquences ? Critiquer une religion, quelle qu’elle soit, se fait toujours dans un contexte, et ce contexte n’est aujourd’hui pas neutre à l’égard des musulmans. On doit malheureusement considérer que les caricatures publiées par Charlie Hebdo ont contribué au développement de l’islamophobie en France, c’est-à-dire du mépris et de la méfiance à l’égard des musulmans par une fraction de la population. L’extrême droite et une partie de la droite n’hésitent pas à rendre responsable les immigrés des effets de la crise économique et sociale qu’affronte le pays. La vieille théorie du bouc émissaire resurgit. Tout est mélangé, les repères sont brouillés.
Les crimes commis par les assassins djihadistes vont au-delà des morts dont ils sont responsables. Ils contribuent à libérer encore plus la politique de l’amalgame. C’est pourquoi les victimes comme les bourreaux sont parties à cette potentielle guerre de civilisations, que nous devons combattre de toute notre énergie. L’union qu’il faut construire est celle d’une France républicaine qui doit être celle de tous ses citoyens sans exception. Le combat contre le terrorisme doit passer par la réaffirmation des valeurs d’égalité, de justice, de reconnaissance de la diversité comprise comme une formidable source de richesse pour la société française. L’émotion ressentie ces derniers jours par des millions de citoyens français devant l’horreur ne doit pas être manipulée ou instrumentalisée. Nous ne pouvons être dans le même camp que ceux qui alimentent le racisme et les discriminations. Nous n’acceptons pas le choc des civilisations. Les Républicains ne doivent pas tomber dans ce piège.