27.11.2024
Quelle politique adopter vis-à-vis de la Turquie ?
Interview
30 janvier 2015
La relation entre la France et la Turquie n’a pas toujours été au beau fixe, qu’en est-il aujourd’hui ?
La relation entre la France et la Turquie a, il est vrai, connu des hauts et des bas. Lors du mandat de Nicolas Sarkozy c’était plutôt des bas, puisque le président s’était nettement positionné contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Cela avait remis en cause la relation politique mais aussi économique entre nos deux pays. Ce n’est pas que la Turquie ait un droit automatique d’entrer dans l’UE mais il y a des façons de le dire et de s’y opposer. L’attitude du président Sarkozy dans son opposition à l’entrée du pays dans l’Union a été vécue comme humiliante et empreinte d’hostilité. Sur ce point, François Hollande a donc voulu reprendre le fil du dialogue avec la Turquie et a effectué un voyage d’Etat début 2014, le premier du genre depuis plus de 20 ans. Erdogan, de son côté, est venu en France deux fois, comme Premier ministre puis comme président. Il y a donc une reprise du dialogue au plus haut niveau : par exemple, une relation entre les centres d’analyse, de prévision et de stratégie des ministères des Affaires étrangères français et turc, a été instaurée, ce qui illustre l’intensité de ces relations, devenues aujourd’hui très bonnes. Il y a, de même, des convergences d’analyse, notamment sur la Syrie où la Turquie et la France sont en phase, en particulier sur le sort de Bachar al-Assad. Les relations économiques se développent également, ce qui est intéressant pour la France dans sa stratégie de diplomatie économique. Il ne faut pas oublier que la Turquie est un pays en pleine croissance depuis presque une quinzaine d’années ce qui a radicalement transformé sa physionomie. C’est un Etat en passe d’être considéré parmi les pays les plus riches et c’est désormais le 17e PIB mondial. Il faut, en conséquence, que la France fasse respecter ses intérêts qui sont justement d’entretenir des relations de confiance avec la Turquie.
La Turquie a-t-elle vocation à devenir européenne ?
Oui et cette vocation a d’ailleurs été reconnue par la Communauté économique européenne puis renouvelée par l’UE. Cependant, il y a des conditions posées. Disons qu’il n’y a pas de droit pour la Turquie à entrer dans l’Union, comme il n’y a pas d’interdiction. Il faut étudier un calendrier mais aussi les conditions à la fois politiques et économiques. On voit bien l’hypocrisie consistant à ne pas parler de l’éléphant dans le magasin de porcelaine, c’est-à-dire le caractère musulman du pays. Certains, sous d’autres prétextes, estiment que la Turquie ne doit pas entrer dans l’UE car c’est un pays musulman. L’Europe porte certes un substrat culturel chrétien mais, justement, l’apport de la Turquie sur cette question pourrait être intéressant. En tout cas, quel message envoyons-nous au monde lorsqu’on refuse l’entrée de la Turquie au sein de l’UE pour le simple fait d’être musulmane ? Ce serait un signal terriblement négatif d’une Europe qu’on veut pourtant ouverte sur le monde, refusant le choc des civilisations. Enfin, l’objectif stratégique affirmé de la France est d’aller vers une Europe-puissance et c’est avec la Turquie qu’on pourra réaliser cet objectif plutôt qu’avec d’autres Etats qui n’ont ni cette volonté, ni les capacités pour le faire. Si l’on veut d’une Europe qui soit un acteur global dans les relations internationales et pas uniquement un guichet payant une aide au développement, l’apport de la Turquie peut jouer un rôle essentiel et c’est dans notre intérêt qu’elle y soit associée et donc qu’elle soit intégrée à l’UE. Le calendrier reste bien sûr à déterminer, on sait que l’intégration de la Turquie ne se fera pas dans l’année mais il ne faudra pas non plus la reporter à dans 10 000 ans, comme l’aurait dit Léo Ferré. Et encore faut-il que le président Erdogan cesse sa dérive autoritaire.
La Turquie est accusée de répression sur la société civile, la presse, etc. L’année 2015 marque aussi le centenaire du génocide arménien. Dans ce contexte, vous-avez évoqué hier la nécessité de faire confiance à la société civile turque. Pourriez-vous développer ce point ?
C’est vrai que tout n’est pas parfait et il y a des sujets de préoccupations, notamment par rapport aux tendances restrictives vis-à-vis des libertés et de la non-reconnaissance du génocide arménien par la Turquie, pour ne pas parler du problème kurde. Cependant, nous ne sommes plus à l’époque où les pays occidentaux pouvaient indiquer aux autres quelle était la voie à suivre en leur faisant la leçon, en les morigénant et en les traitant comme des peuples mineurs dont la conduite devrait être guidée, de l’extérieur, par les peuples majeurs que nous sommes. Cette façon de faire n’est pas acceptable, elle ne l’a jamais été et elle est contreproductive. Il y a effectivement une tendance autoritaire d’Erdogan, qui peut s’expliquer, entre autre, par l’usure du pouvoir ou le contrepoids du succès économique. Mais faisons confiance à la société civile turque, qui est solide et qui ne se laissera pas diriger, ni violenter, comme on a pu le voir lors des manifestations organisées sur la place Taksim en 2013. Plutôt que de faire la leçon à Erdogan, il faudrait aider le pays sur ces questions, être en contact avec sa société civile.
Sur la problématique de la reconnaissance du génocide arménien, je pense que c’est dans l’intérêt de la Turquie de reconnaître ce fait historique. Ce génocide a eu lieu et c’est l’empire Ottoman et non la Turquie actuelle qui en porte la responsabilité. On ne peut pas se projeter vers l’avenir si l’on n’est pas conscient de son passé. Cependant, je ne pense pas que ce soit au Parlement français de décider de ce que doivent faire les Turcs et les lois mémorielles adoptées n’ont pas aidé ceux qui, en Turquie, se battent pour la reconnaissance du génocide arménien. Il y a des intellectuels, des journalistes, des politiques turcs qui estiment qu’il est nécessaire, dans l’intérêt national, de reconnaitre ce génocide. On ne peut de l’extérieur leur donner des ordres que nous n’accepterions pas pour nous-mêmes.