13.12.2024
« Contre Boko Haram, l’armée a fait faillite »
Presse
22 janvier 2015
C’est vrai. Depuis plus de dix ans, elles ont fait preuve d’une grande inefficacité. D’une part parce qu’elles ont été dans une logique de répression, qui a conduit à un cycle vicieux répression-représailles-répression, ce qui a plutôt favorisé une expansion du groupe Boko Haram (BH). D’autre part, l’armée nigériane est caractérisée par une énorme corruption, par des soldats peu payés, malgré la richesse du pays. Enfin, il faut savoir aussi qu’il y a des connivences entre certains officiers supérieurs et BH. Donc on peut dire que globalement, il y a une faillite de l’intervention de l’armée nigériane contre BH.
L’armée nigériane est pourtant importante (plus de 160’000 hommes) et a fait ses «preuves» lors de la terrible guerre du Biafra (1967-1970). Que vaut-elle?
Elle a une efficacité moyenne. C’est vrai qu’elle a conduit la terrible guerre du Biafra, c’est vrai qu’elle est bien équipée et bien dotée financièrement. Mais quand on reprend les différents théâtres d’opération où elle a été engagée (Sierra Leone, Liberia, par exemple), elle n’a pas été particulièrement efficace. Son vrai problème, c’est que sa composition ethnique ignore presque les groupes du Nord qui sont essentiellement Kanuri. Du coup, les militaires nigérians ne parlant pas la langue des membres de BH, ils sont très peu présents sur ce qui est fondamental pour lutter contre le terrorisme: l’infiltration dans les populations, le renseignement et la connaissance de l’adversaire. Dans ce sens, l’armée nigériane n’est absolument pas apte à lutter contre BH.
Constate-t-on au sein de l’armée nigériane la même division entre le Nord musulman et le Sud chrétien ou est-elle tout de même une sorte demelting pot ?
Par rapport aux 36 Etats qui constituent le Nigeria, elle constitue quand même une armée républicaine, composée de soldats d’origines différentes. Mais, si on veut simplifier, elle est tout de même composée majoritairement de sudistes et comprend très mal les gens du Nord.
Peut-on dire que Lagos et le Sud chrétien, riche du pétrole, ont abandonné le Nord pauvre et musulman ?
C’est vrai en partie. Les exactions commises par BH n’ont pas entraîné de manifestations dans le sud. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au Nigeria – Etat fédéral -, il y a des règles de redistribution de la rente pétrolière (qui est au sud) vers les 12 Etats musulmans du nord où règne la charia. Mais ces règles sont bafouées, tout comme celle qui voit le président sortant, le sudiste Goodluck Jonathan, se représenter alors que la règle non écrite de l’alternance – qui veut qu’un nordiste succède à un sudiste – l’interdit. Tout ceci donne évidemment des arguments à BH dans sa lutte contre le pouvoir central.
En dépit de la réunion des pays de la région qui s’est ouverte mardi à Niamey au Niger, les voisins du Nigeria sont très suspicieux à son égard, l’accusant de ne pas faire ce qu’il faut contre BH. Est-ce vrai?
Au-delà des relations historiquement mauvaises entre le Cameroun et le Nigeria (qui ont encore des conflits frontaliers et des groupes ethniques similaires à cheval sur leur frontière), il y a aussi une certaine suspicion des pays voisins comme le Tchad, dont les soldats, qui connaissent très bien le terrain, sont en première ligne dans la lutte contre le terrorisme djihadiste dans la région. Oui, les voisins du Nigeria estiment que son armée n’est pas à la hauteur.
Que pèse BH sur le plan militaire?
Les exactions de ces derniers jours, notamment lors de la prise de la ville stratégique de Baga, sont là pour le rappeler: BH est maintenant dans la terreur absolue et en pleine expansion territoriale. Par ailleurs, le groupe s’est emparé d’armements qui augmentent ses capacités militaires.
Quel est le projet de BH? Un califat sur le modèle de celui de Daech en Syrie-Irak?
BH a le projet d’établir un califat, même s’il n’est pas sûr qu’il y ait une légitimité historique pour cela dans cette région. Au départ, BH voulait l’indépendance des Etats du Nord du Nigeria et lutter contre l’Occident, la chrétienté et son enseignement, d’où son nom Boko (le livre) Haram (interdit), soit tout ce qui est occidental est mauvais. Son but final est l’instauration d’une charia extrême.
Pourquoi le Tchad s’implique-t-il autant?
La grande crainte du Tchad c’est de voir BH faire la jonction avec les milices musulmanes de la Seleka en Centre-Afrique. C’est pourquoi je pense que l’on va vers une action militaire régionale contre BH, avec le soutien logistique des Etats-Unis et de la France, mais hélas une fois encore sans l’Union européenne.
La lutte sera longue?
Oui bien sûr, car BH est dans une phase dynamique. De plus, il s’appuie sur un certain terreau, alimenté d’une part par un wahabisme radical financé de l’extérieur, et les frustrations d’une jeunesse sans perspective qui se sent oubliée par le Sud. Bien sûr que la population qui subit les exactions de BH n’adhère pas, mais chez les jeunes, il y a une certaine sympathie. Voyez les mouvements anti Charlie au Niger programmés par des groupes islamistes proches de BH.
Quel est votre pronostic?
Il n’est pas impossible que la tension baisse un peu après l’élection présidentielle du 14 février au Nigeria et quand BH se rendra compte qu’il a en face de lui des forces qui s’opposent à son expansion. Après, bien entendu, pour réduire BH, il faudra des actions à beaucoup plus long terme. Comme encourager un islam modéré, pousser des programmes de développement en faveur des jeunes, mieux répartir les richesses, etc. On est là dans des problématiques qui concernent en fait toute l’Afrique, mais qui sont décuplées au Nigeria à cause de la taille du pays et de ses 177 millions d’habitants.
Et votre pronostic électoral? Je pense qu’on s’achemine hélas vers un vote qui sera largement ethnicisé, et qui verra les Yorubas et les Ibos (groupes majoritaires dans le pays) voter pour le sudiste Goodluck Jonathan, qui devrait l’emporter sur son principal rival, le nordiste Muhamadu Buhari.