Regards sur 2014
Décédé en août 2013, le poète et dramaturge irlandais Seamus Heaney, prix Nobel de littérature 1995, aimait à se définir comme un « poète de l’espace entre » (A Poet Of In-Betweenness, expression que l’on pourrait également traduire par poète de l’interstitialité.) Il évolua en effet tout au long de sa vie entre le catholicisme et le protestantisme, entre l’Angleterre et l’Irlande, entre la tradition rurale et les milieux urbains issus de la révolution industrielle, entre Eros et Thanatos, entre naturalisme et spiritualité, entre l’enracinement et l’envol, entre lyrisme et réalisme, entre responsabilité éthique et plaisir esthétique…
Fortement influencé par Seamus Heaney, le poète Henri Cole est quant à lui né au Japon, d’un père américain et d’une mère franco-arménienne. Il vit lui aussi dans plusieurs « espaces entre », entre le Nord et le Sud, entre le formalisme et la poésie à vers libre, entre le classicisme littéraire et la langue vernaculaire ou dialectale, et également, en tant qu’homosexuel, entre les genres.(i)
Seamus Heaney et Henri Cole ont toujours semblé prendre un malin plaisir à tenir en respect tous les marqueurs identitaires, à échapper à toutes les catégorisations, à défier toutes les assignations à résidence. Il rejoignent ainsi la famille des « sans-domicile fixe errant entre les langues et les cultures », dont George Steiner disait qu’elle était la famille naturelle à laquelle s’affiliaient les artistes, écrivains et intellectuels déterminés à penser librement et à « créer de l’art dans une civilisation de quasi-barbarie ».
L’interstitialité, caractéristique fondamentale de notre époque
Loin d’être uniquement, comme elle le fut dans l’entre-deux guerres, le refuge de quelques excentriques, marginaux, exilés ou inclassables, cette interstitialité est aujourd’hui en passe de devenir une véritable norme de notre époque postmoderne et mondialisée. Pour Homi Bhabha(ii) , professeur de littérature à Harvard et l’un des théoriciens du postcolonialisme, l’hybridité culturelle, l’ambivalence, l’hypermobilité, l’interstitialité, le transnationalisme, le phénomène diasporique sont désormais des caractéristiques fondamentales de notre temps, caractéristiques auxquelles il est difficile d’échapper et qui sont les conséquences naturelles et inéluctables de plusieurs siècles de frottement civilisationnel, de colonialisme, d’impérialisme, de migrations et d’interculturalité.
Pour ces millions d’hommes et de femmes qui vivent dans ces « espaces entre », qui revendiquent plusieurs appartenances et refusent les cloisonnements, cette condition exilique et diasporique, -au sens propre ou figuré-, peut être vécue comme une grâce ou comme une malédiction, porteuse d’énormes potentialités créatrices, émancipatrices et libératrices, mais aussi génératrice d’angoisses, d’une nostalgie inhibitrice, de cette « saudade » qui n’en finit pas d’embarrasser les traducteurs et d’enchanter les poètes et troubadours de la mélancolie.
Toujours est-il que ce sont ces mêmes traits distinctifs de la postmodernité, l’hybridité, le métissage, l’interpénétration des cultures, qui suscitent chez beaucoup des réactions passionnelles, des crispations et poussées de fièvres identitaires, nées de la crainte de voir disparaître les repères traditionnels, les marqueurs anthropologiques ou civilisationnels. Sur fond de crise économique, de hantise du déclassement et d’affaissement des valeurs symboliques ancestrales, peuvent triompher tous les extrémismes, toutes les paranoïas communautaires, toutes les pensées réductionnistes ou essentialistes. Notre monde est marqué par une étonnante interdépendance, par la complexité des problématiques sociales et économiques, mais aussi par une quête de sens qui a de moins en moins de chances d’aboutir, tant l’idée de progrès, longtemps dominante, a pris du plomb dans l’aile, et tant prospèrent les courants de pensée les plus réactionnaires.
Le bois tordu de l’humanité
Comment ne pas s’interroger sur cette désillusion de tous ceux qui croyaient aux grands récits d’émancipation et de libération, et qui réalisent que les prodigieuses avancées technologiques n’ont guère été accompagnées par la moindre atténuation de cette « animalité » de l’homme qui faisait dire fort justement à Emmanuel Kant, pourtant peu suspect d’être hostile aux Lumières et au progrès, que « L’homme a été taillé dans un bois si tordu qu’il est douteux que l’on puisse jamais en tirer quelque chose de tout à fait droit. »(iii)
Notre époque est en effet celle où l’on peut suivre les progrès du virus Ebola en instantané sur Twitter, où l’on peut assister sur YouTube au rituel macabre des décapitations orchestrées par le mouvement Daech, une époque dans laquelle le nec plus ultra de la sophistication technique cohabite avec des summums de barbarie, une époque où postmodernité et médiévalisme vont de pair. Mais si bien des indicateurs rendent séduisante l’idée selon laquelle nous vivrions aujourd’hui dans un « nouveau Moyen-Âge », rappelons qu’il y a plusieurs années déjà, après qu’Alain Minc et Jacques Attali eurent employé cette expression, l’historien Jacques Le Goff s’était insurgé contre ce parallèle, l’estimant injuste envers… le Moyen-Age, puisque disait-il, les travaux de l’école des médiévistes français ont montré qu’il n’était en rien conforme à cette légende noire qui voit en lui l’âge des ténèbres, et qui fut forgée à posteriori. Quoiqu’il en soit, l’idée d’une évolution linéaire vers un monde plus apaisé et civilisé apparaît aujourd’hui comme bel et bien désuète.
La Chine, première puissance économique mondiale
C’est dans ce contexte que l’on a vu en cette année 2014 la Chine supplanter les Etats-Unis comme première puissance économique mondiale, puisque le PIB chinois exprimé en parité de pouvoir d’achat (PPA) a dépassé celui de l’Amérique selon les chiffres du FMI. Certes, la Chine reste loin derrière en PIB par habitant, mais elle continue sa montée en puissance, alors que les Etats-Unis se retrouvent replongés dans une « guerre globale contre le terrorisme » qui semble depuis 13 ans étonnamment contre-productive, tant les foyers de terrorisme se démultiplient.
Tout en gardant un profil bas sur la scène internationale et en rechignant à transformer son leadership économique en influence géopolitique revendiquée, la Chine multiplie les initiatives d’envergure. La Nouvelle Banque du Développement, basée à Shanghai et lancée avec la Russie, l’Inde, le Brésil, et l’Afrique du Sud, favorisera une coopération financière accrue entre les pays émergents. Une autre banque asiatique d’investissement sera basée à Pékin et financera de vastes projets d’infrastructure dans l’énergie, les chemins de fer et les routes.
Parallèlement, une nouvelle route de la soie maritime reliera la Chine avec les autres économies du sud-est asiatique et stimulera le commerce autour de l’océan indien. Ce dynamisme se heurtera peut-être aux problèmes structurels auxquels est confrontée la Chine (corruption, pollution, main mise d’une élite avide d’enrichissement et peu respectueuse du bien commun), ainsi qu’aux déséquilibres économiques internes, dans un pays qui demeure focalisé sur l’exportation au détriment de la demande intérieure. L’essor économique pourrait également conduire la Chine à succomber à son tour à l’hubris et à se montrer de plus en plus agressive envers ses voisins en mer de Chine.
Autoritarismes et nationalismes
On retrouve en étudiant le cas chinois plusieurs tendances lourdes qui marquent notre époque et touchent bien d’autres pays : le retour en force des nationalismes, la soif d’autoritarisme, la reprise en main par des « hommes forts ». Xi Jinping en Chine est peut-être le leader chinois le plus « ferme » depuis Mao, mais Narendra Modi en Inde, Vladimir Poutine en Russie, Recep Tayyip Erdogan en Turquie, Abdel Fattah Sissi en Egypte, exercent eux aussi un pouvoir personnel particulièrement marqué, avec maintes dérives liberticides, sans pour autant que cela n’affecte leur popularité, qui demeure étonnamment robuste, amenant certains sociologues à parler de « demande despotique » ou à renvoyer à La Boétie et à son « Discours de la servitude volontaire ». Comme si l’ampleur des crises et les angoisses suscitées par les bouleversements en cours créaient une appétence pour ces politiques de la virilité et ces déclarations tonitruantes dont plusieurs de ces hommes se sont fait une spécialité.
Non seulement les facteurs idiosyncratiques continuent de jouer un rôle déterminant dans la politique mondiale, mais l’on a vu également en cette année 2014 se clore définitivement la période qui s’était ouverte avec la chute du mur de Berlin et qui pouvait laisser augurer l’émergence d’un nouvel ordre international fondé sur le libéralisme et sur le multilatéralisme plutôt que sur la force brute et les politiques de puissance à l’ancienne. 2014 a vu Vladimir Poutine annexer la Crimée, Benyamin Netanyahou « tondre la pelouse » une nouvelle fois à Gaza, le maréchal Sissi faire la chasse aux athées, aux homosexuels et aux démocrates progressistes, Erdogan embastiller des journalistes, Shinzo Abe poursuivre ses politiques révisionnistes visant à modifier l’ordre constitutionnel pacifiste hérité de la seconde guerre mondiale, sans que le soutien populaire dont bénéficient ces hommes auprès de leurs opinions publiques ne faiblisse. Certains d’entre eux trouvent même un écho favorable chez les franges droitières des populations occidentales, qui admirent le torse nu de Vladimir Poutine et semblent regretter que Barack Obama, François Hollande et autres leaders ne fassent pas plus étalage de leurs muscles. La machtpolitik est bel et bien de retour, sous les applaudissements de tous les laissés pour compte de l’ordre libéral. Face à ce retour de la géopolitique, les grilles de lecture hobbesiennes éclipsent les aspirations libérales et cosmopolites kantiennes ; le réalisme froid de Robert Kaplan, fondé sur l’étude de la géographie et des rapports de force, vient rendre caduque le « patriotisme constitutionnel » de Jürgen Habermas, d’autant plus que l’Europe chère à Habermas, cette Europe qui pensait être sortie de l’Histoire, se retrouve rattrapée par la crise ukrainienne.
Une nouvelle guerre froide ?
Sommes-nous par conséquent, comme semble le penser Mikhaïl Gorbachev, aux débuts d’une nouvelle guerre froide, après toutes les occasions manquées des années 1990 ? Il est vrai que la communauté internationale s’est montrée incapable de construire des mécanismes de sécurité collective en Europe qui tiendraient compte des appréhensions d’une Russie au nationalisme sourcilleux. Il est vrai qu’au triomphalisme occidental a répondu un revanchisme décomplexé dont Poutine est devenu le héraut. Il est vrai que 25 ans après l’effondrement de l’Union soviétique, la crise de confiance qui marque les relations entre l’Occident et la Russie a rarement été aussi prononcée. Mais évoquer une nouvelle guerre froide serait pour autant déplacé, tant il est vrai que toute la dimension idéologique a aujourd’hui disparu. Sans même parler de la chute du rouble et de la fragilité de l’économie russe, ce pays ne peut plus guère offrir une idéologie alternative et concurrente, comme ce fut le cas entre 1947 et 1989. Nous ne sommes plus à l’heure d’une confrontation des idées mais à celle d’un classique affrontement de puissances dans un monde désenchanté. M. Poutine cherche bien sûr à se poser en chef de file à l’échelle internationale d’un courant nationaliste autoritaire supposément soucieux de restaurer l’ordre moral et de défendre les valeurs traditionnelles face à un Occident perçu comme décadent car il aurait renoncé à la « virilité » et laissé trop de place aux femmes et aux homosexuels, selon les théories d’Alexandre Douguine, surnommé « le Raspoutine de Poutine ». Mais derrière cet habillage idéologique, la préoccupation principale de la politique russe reste bien évidemment de réaffirmer le principe de souveraineté et de défendre son pré carré, ses intérêts stratégiques, son influence sur son « étranger proche » et ses derniers alliés en Europe et au Moyen-Orient.
Nihilisme et jihadisme
Ce qui caractérise notre époque post-idéologique, c’est moins un retour de la guerre froide et d’un affrontement doctrinal, que le triomphe du nihilisme, terreau de toutes les dérives. L’itinéraire de ces milliers de jeunes ayant été rejoindre les « légions internationales » du mouvement Daech est pour le moins déroutant. Près du quart des jihadistes sont des convertis, et comme le dit la vieille formule, « il n’est pas plus zélote qu’un converti ». Beaucoup d’autres sont des marginaux à la recherche d’émotions fortes dans lesquelles noyer leur malaise existentiel. Anecdote qui en dit long : deux jours avant leur départ pour Raqqa, la capitale du « califat » d’Abou Bakr El Baghdadi, deux jeunes de Birmingham, candidats au jihad, avaient été sur Amazon, la Mecque du consumérisme en ligne, pour commander deux ouvrages, non pas les livres des théoriciens Sayyid Qutb ou Abou Alaa El Maududi, mais deux tomes de la série « Pour les nuls » : « L’islam pour les nuls » et « Le Coran pour les nuls ». Il s’agissait pour eux d’apprendre en quelques heures les rudiments de cette religion au nom de laquelle ils prétendaient combattre, de crainte d’apparaître trop ignorants aux yeux de leurs compagnons de route. Au-delà de la diversité de leurs profils, une bonne partie des 30.000 soldats de cet « Etat islamique » autoproclamé, sont souvent des enfants perdus de l’Occident, voulant mener contre l’Occident une guerre au nom d’un islam auquel ils ne connaissent pas grand-chose. Il est pour le moins ironique de constater que comme Salman Rushdie qu’ils exècrent, ils sont également dans l’interstitialité, eux aussi sont d’une certaine manière les produits du monde postcolonial marqué par la mondialisation, la perte des repères et le triomphe de la déconstruction.
Pour Olivier Roy, dont on lira avec intérêt le dernier ouvrage(iv) , cet « Etat islamique » relève d’abord d’un « immense fantasme », né du fait que « le jihad est aujourd’hui la seule cause sur le marché ». Face à l’idéologisation du religieux et aux crises culturelles profondes qui frappent l’Orient et l’Occident, il faudra tout à la fois repeupler les imaginaires, revenir à des lectures profanes des crises et des conflits, réhabiliter l’humanisme et l’universalisme à l’heure où triomphent le nihilisme et l’identitarisme. Faute de quoi la montée aux extrêmes à laquelle nous assistons aujourd’hui pourrait tout emporter sur son passage.
(i) Voir l’entretien de Henri Cole avec Sasha Weiss dans le numéro 209 (été 2014) de The Paris Review.
(ii) L’ouvrage phare de Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale, est paru aux Editions Payot en 2007.
(iii) Cette phrase a inspiré à Isaiah Berlin le titre de l’un de ses ouvrages les plus aboutis, The Crooked Timber of Humanity: Chapters in the History of ideas, réflexion sur la pensée contre-révolutionnaire, le totalitarisme, le nationalisme, le sens de l’histoire et les limites de l’optimisme émanant des Lumières.
(iv) Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Seuil, 2014. Ce livre, intéressant et romanesque, dans lequel le politologue retrace son itinéraire intellectuel et ses nombreux voyages, fait penser à la phrase d’André Maurois: « Les plus beaux romans sont les romans d’apprentissage et le romanesque est essentiellement le conflit, avec un monde implacable, des espoirs de jeunesse. » Le parallèle qu’effectue Roy entre la jeunesse révolutionnaire des années 1960 et les jihadistes d’aujourd’hui est particulièrement stimulant.