« La modernité politique est également à l’œuvre dans le monde arabe »
Les Tunisiens viennent d’élire pour la première fois et au suffrage universel leur président. En face, dans une vidéo du groupe État islamique, des djihadistes tunisiens avaient appelé à boycotter cette élection. En un instantané de l’actualité, le paradoxe du monde arabo-berbère semble une fois encore se résumer à la confusion entre identité politique et appartenance religieuse, à cette hésitation entre l’État-nation et la Oumma, la communauté des croyants. Dans son essai, Sophie Bessis, chercheuse associée à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), nous propose justement de sortir de cette grille de lecture culturaliste. Elle démontre ainsi que l’Occident a oscillé dans sa compréhension des mouvements arabes : d’abord un enthousiasme quasi narcissique pour ces révolutions dans lesquelles l’Occident voulait voir le triomphe de ses valeurs dites universalistes. Puis, quand des partis islamistes ont été élus en Tunisie ou en Égypte, il a avancé une analyse enfermant le monde arabe dans un environnement religieux figé. Pour Sophie Bessis, les mouvements récents s’inscrivent dans une perspective plus large. Cette région fait bel et bien partie du monde et ses soubresauts révèlent quelque chose des soubresauts de ce même monde. Et Sophie Bessis de présenter deux modèles apparemment contradictoires de ce monde : un autour de la mondialisation marchande, un autre autour du fondamentalisme religieux. A priori, tous les opposent : d’un côté, il y a l’ouverture, de l’autre, le huis clos obscurantiste. Il y a la démocratie libérale contre la dictature théocratique, le dieu du commerce Mercure contre le dieu de la loi Allah ou Yahvé. Aux yeux de Sophie Bessis, ces deux modèles sont plutôt complémentaires, car « nés, tous les deux de l’épuisement de la modernité ». Ensemble, ils oeuvrent dans les pays arabes, comme partout ailleurs. De quoi pointer du doigt les failles particulières au monde arabe : l’abcès de fixation que constitue l’existence d’Israël qui « a dispensé [le monde arabe] de toute auto-analyse historique véritable ». Et aussi les confusions nées du colonialisme, mais entretenues ensuite entre identité nationale et islam, la faillite des intellectuels arabes qui, pour certains, ont justement longtemps « préféré l’identité à la liberté ». On le voit, ce ne sont pas des pistes de réflexion originales qui manquent dans cet essai sur lequel Sophie Bessis revient au détour de cet entretien.
Le regard de l’Occident porté sur les Printemps arabes dit-il quelque chose de lui-même ?
Tout regard que l’on porte sur autrui dit quelque chose de soi. L’Occident a une histoire de domination sur la plupart des autres peuples de la planète, qui a forgé la vision qu’il en a. Complexes et souvent conflictuels, ses rapports avec son Orient proche qu’est le monde arabe sont aussi le fruit de cette histoire. Et au cours des quatre dernières années, on a pu voir s’épanouir une sorte de néo-orientalisme confinant les populations du monde arabe à une altérité dont elles ne pourraient sortir. Plus grave pour lui, l’Occident n’a rien à proposer aujourd’hui comme modèle. Énonciateur d’un discours universalisant de plus en plus vidé de sens par ses pratiques, il tente de faire passer la mondialisation marchande pour de l’universalisme. Cela ne prend plus.
Vous dites que le monde arabe semble hésiter entre deux projets opposés, l’universel et le mondial. Quelle est la différence entre ces deux notions ?
La différence fondamentale entre la mondialisation et les principes universels inhérents à la modernité politique réside dans le fait que la première s’accommode sans problèmes des réclusions identitaires contemporaines tant qu’elles ne gênent pas l’expansion planétaire du libéralisme économique. La mondialisation est une modalité de l’organisation du monde moderne, sans pour autant intégrer l’universalité des principes. Mondialisation et universel ne sont donc pas synonymes. Malgré les régressions que l’on constate dans certaines de ses régions, la modernité politique est également à l’œuvre dans le monde arabe, mais n’est donc pas réductible à la mondialisation.
Selon vous, le fondamentalisme religieux et le libéralisme marchand ne s’opposent pas, mais se ressemblent. Dites-nous en quoi ?
Ils sont complémentaires. D’un côté, les fondamentalismes religieux, qu’ils dérivent des sphères musulmane ou chrétienne, ont en commun une vision ultralibérale de l’économie et ne conçoivent le traitement de la pauvreté que sous l’angle de la charité compassionnelle. Ils réduisent d’ailleurs l’État à sa plus simple expression et lui sont en général opposés. Les fondamentalismes religieux contemporains sont également des idéologies transnationales, qui ne connaissent pas de frontières, et agissent en synergie avec la mondialisation. De l’autre côté, l’ultralibéralisme qui est la marque du capitalisme contemporain fonctionne comme une véritable théologie dont les prêtres ne cessent de proclamer qu’il n’y a pas de choix, pas d’alternative ou d’aménagements possibles. Le corpus idéologique de ce nouveau capitalisme financier a tous les aspects d’un texte révélé. Par qui ? Voilà le problème. Ainsi, ces deux fondamentalismes, non seulement ne se gênent pas l’un l’autre, mais n’offrent à l’humanité qu’un avenir de servitude, l’un à la norme religieuse, quelle qu’elle soit, l’autre à l’injonction à la consommation présentée comme le seul horizon possible.
En quoi ce qui se passe dans le monde arabe dit plus largement quelque chose du monde tel qu’il est et tel qu’il va ?
Pour pouvoir en lire les évolutions actuelles, il faut cesser de considérer cette partie du monde comme relevant d’on ne sait quelle spécificité. Ses soulèvements, ses frustrations, ses espoirs et ses contradictions nous disent le mal-être et les dérives du monde d’aujourd’hui, mais révèlent aussi une aspiration universelle à la justice et à la liberté.
Y a-t-il une désillusion, même ténue, qui monte dans le monde arabe face à l’islamisme politique ?
Les élections qui viennent de se dérouler en Tunisie en sont une illustration. Le parti islamiste Ennadha a perdu les législatives du 23 octobre 2014, et son candidat officieux a perdu la présidentielle du 21 décembre. Là où ils ont exercé le pouvoir, les partis islamistes ont montré à la fois leur hâte à faire prévaloir leur projet de société et leur incompétence en matière de gestion des affaires d’un pays. En Égypte, ils ont réuni une majorité contre eux en 2013. L’armée en a profité pour reprendre le pouvoir et faire table rase de tous les acquis de la démocratisation postrévolutionnaire. La Tunisie, elle, a renvoyé les islamistes par les urnes. Mais il ne faut pas se leurrer : ils restent le deuxième parti de Tunisie et la répression dont ils font l’objet en Égypte ne les fera pas disparaître. Ils sont une dimension politique incontournable du monde arabe contemporain.
* Sophie Bessis : La Double Impasse. L’Universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand », La Découverte, octobre 2014.