«Les chemin de Damas» – Trois questions à Christian Chesnot
Dans ce livre-enquête documenté, les deux auteurs (Georges Malbrunot et Christian Chesnot) livrent un portrait sans fard et réaliste, du double-jeu mené par les autorités françaises dans leurs relations avec les dirigeants syriens.
Selon vous, on a sous-estimé Bachar al-Assad dès le départ de la guerre civile et c’était une erreur de croire qu’il allait être renversé, pourquoi?
Malgré sa grande connaissance du pays et du système Assad, la France n’a pas su lire correctement ce qui se passait au printemps 2011 en Syrie. Elle a agi, ou plutôt réagi, aux événements dans l’émotion et la précipitation. La diplomatie française adopte alors la « théorie des dominos » : après Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte, le régime de Bachar Al-Assad doit automatiquement et logiquement tomber ! Alors que sur place Eric Chevallier, l’ambassadeur de France à Damas, mais aussi les agents de la DGSE et de la DCRI, sont beaucoup plus prudents et réalistes dans l’analyse. Car s’il y a un pays qui doit être touché par la vague des printemps arabes, c’est la Syrie, mais s’il y a un régime qui est le mieux armé pour y résister, c’est bien le pouvoir de Bachar Al-Assad, grâce à l’appareil de répression mis au point par son père Hafez Al-Assad, à ses alliés Russes et Iraniens, mais aussi parce que la composition de la société syrienne est une mosaïque de communautés et de confessions au sein de laquelle le régime a su nouer des liens. Dans l’un de ses premiers télégrammes diplomatiques, intitulé « Peut-il y avoir une révolution des roses à Damas ? », Eric Chevallier écrit avec pertinence : les espoirs des Syriens se tournent vers Tunis et le Caire, mais leurs angoisses regardent Beyrouth et Bagdad au temps de la guerre civile ! A Paris, à l’Elysée et au Quai d’Orsay, on répète en boucle que le régime va tomber en trois mois… On est dans le déni de réalité et on ne veut pas entendre un autre discours.
Pour expliquer cette erreur d’analyse, il y a sans doute l’idée d’une revanche : vu des autorités françaises, le moment est enfin venu de se débarrasser du système Assad qui a fait assassiner Louis Delamarre, l’ambassadeur de France à Beyrouth en 1981 et qui est accusé d’avoir trempé dans l’attentat contre Rafic Hariri en février 2005. Il y a peut-être aussi le sentiment côté Nicolas Sarkozy, qui est à un an de l’élection présidentielle, qu’il faut faire oublier aux Français le tapis rouge déroulé sous les pieds de Bachar Al-Assad lors du 14 juillet 2008. Passant de la lune de miel à la haine, la France va donc soutenir une opposition qui n’a pas ou très peu de relais en Syrie, et adopter une posture jusqu’au-boutiste, sans prendre en compte la position géopolitique de la Syrie, maillon essentiel de l’axe Téhéran/Bagdad/Hezbollah.
Votre conclusion est très sévère sur la politique française à l’égard de la Syrie…
Notre livre n’est ni un essai ni un pamphlet sur la diplomatie française : c’est une enquête journalistique fondée sur des faits et plus d’une centaine d’entretiens avec des acteurs de cette relation franco-syrienne. C’est vrai le livre est décapant, mais c’est parce que la réalité et les faits sont édifiants ! Le paradoxe est que la France devait être l’acteur dans cette crise qui aurait dû le mieux comprendre « l’exception syrienne », et donc articuler une diplomatie clairvoyante, influente et au total, productive. Or, c’est tout le contraire qui s’est passé. Les meilleurs spécialistes du dossier syrien n’ont jamais été consultés. Au Quai d’Orsay, on a bâti des scénarios inopérants : à l’époque, l’un d’entre eux reprenait l’exemple de la guerre civile libanaise dans lequel l’armée s’était scindée en deux… On n’a pas compris non plus que la Russie était l’une des principales clés de toute solution politique. Au contraire, la diplomatie française n’a cessé de braquer Moscou en parlant de « tache indélébile » sur la Russie lors du vote d’une résolution de l’ONU ou en ne tenant pas compte de leur avis à l’occasion de la conférence de Genève I en 2012, dont nous révélons les coulisses. Avec les Britanniques, les Français se sont eux même piégés dans une position maximaliste, certes « juste et morale », mais complètement stérile !
Voyez-vous une sortie de crise ?
Après quatre ans d’une révolte qui est aujourd’hui une guerre civile, voire un conflit religieux entre les djihadistes sunnites de l’Etat islamique et du Front Al-Nousra, et le régime alaouite de Bachar Al-Assad, une solution n’est guère en vue. Le nouvel envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, tente de réanimer un processus diplomatique au point mort après l’échec de Genève II en janvier 2014. Il cherche à établir un gel du conflit notamment à Alep, la grande ville du nord qui pourrait servir de laboratoire pour d’autres trêves. A ce stade, Russes et Américains ne souhaitent pas le départ du président Bachar Al-Assad au début du processus de transition mais à la fin. Les Russes sont à la manœuvre pour essayer de recréer les conditions d’un dialogue politique entre régime et opposition. La Coalition nationale syrienne (CNS), pourtant reconnue par la France comme l’unique représentant du peuple syrien, ne pourra constituer le cœur d’une future délégation d’opposants, tant elle s’est montrée incapable d’unifier ses rangs et de porter un projet alternatif au régime syrien. L’idée aujourd’hui en cours est de recomposer une opposition crédible en l’élargissant au-delà de la CNS. Mais évidemment, le chemin sera long, tributaire aussi de l’évolution de la lutte engagée par la coalition internationale contre l’Etat islamique.