« L’affaire Arafat, l’étrange mort du leader palestinien » – Trois questions à Emmanuel Faux
Emmanuel Faux est journaliste, rédacteur en chef à Europe 1 dont il fut le correspondant à Jérusalem entre 2003 et 2007. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage « L’affaire Arafat, l’étrange mort du leader palestinien », paru aux éditions l’Archipel.
Au terme d’une enquête fouillée, vous écrivez que la disparition soudaine d’Arafat à 75 ans a été « voulue, provoquée, organisée ».Qu’est-ce qui vous amène à ces conclusions ?
Quelques jours avant la mort de Yasser Arafat, les médecins de l’hôpital d’Instruction des Armées Percy de Clamart affirment que le Raïs n’a pas été empoisonné: au vu des résultats négatifs des tests qu’ils ont effectués sur des produits toxiques connus, ils ont raison. Ainsi, lors d’une conférence de presse, le 9 novembre 2004, le ministre des Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne, le Docteur Nabil Shaath, déclare : « Les médecins ont exclu complètement l’hypothèse de l’empoisonnement, donc nous pouvons l’écarter aussi ». Mais, quatre jours après le décès du président palestinien, la même équipe médicale avoue sa grande perplexité face aux causes qui ont pu conduire à l’hémorragie cérébrale. Dans le rapport d’hospitalisation signé le 18 novembre, par le médecin-chef de Percy Bruno Pats (le document est publié intégralement en annexe de mon ouvrage), la conclusion traduit ce désarroi. Et puis, plus rien. Aucune nouvelle analyse n’est pratiquée. Aucune autopsie n’est demandée. Aucune enquête n’est ouverte. Malgré les doutes de la veuve Souha Arafat, ni l’Autorité palestinienne, ni le gouvernement français ne réclament la moindre investigation supplémentaire. Le « dossier Arafat » est classé sans suite. Il faudra attendre 7 ans pour que Souha Arafat accepte, sur la suggestion d’un journaliste américain de la chaîne satellitaire Al-Jazeera, de faire expertiser les effets personnels du Raïs, avant de déposer plainte contre X pour empoisonnement. Cela va permettre enfin l’exhumation du corps de son mari, dans la nuit du 26 au 27 novembre 2012, à Ramallah. La présence de « polonium 210 », substance hautement radioactive, est alors mise en évidence par les experts français, suisses et russes, mais, curieusement, seuls les Suisses concluent, au vu des prélèvements effectués, qu’on peut « soutenir raisonnablement la thèse de l’empoisonnement ».
Mais au-delà du poison décelé sur les os et les tissus de l’ancien leader palestinien, il y a ces phrases exhumées du récit de la « maladie » de Yasser Arafat entre le 12 octobre 2004 et sa mort, 30 jours plus tard, qui confirment que les médecins de Percy ont conclu trop hâtivement à une « mort naturelle » ou « de vieillesse » du raïs, âgé de 75 ans. La phrase la plus emblématique de ce récit est celle qui parle d’une « défaillance polyviscérale avec atteinte hépatique et rénale ». Ce que les meilleurs dictionnaires spécialisés traduisent par une « violente agression initiale, infectieuse, traumatique ou chirurgicale », en précisant que l’évolution de ce syndrome « conduit à la mort en deux mois maximum ». Après avoir relevé ces observations passées inaperçues en 2004, j’ai donc décidé de soumettre ces éléments à la relecture de 3 grands médecins qui ont eu en mains le « dossier médical » de Yasser Arafat. Avec des nuances que je laisse à l’appréciation du lecteur, ces experts en arrivent à la même conclusion : le « tableau clinique » de l’agonie du leader palestinien n’est pas celui d’un homme décédé naturellement. Ils rejoignent l’ex-médecin jordanien personnel d’Arafat, feu Ashraf Al-Kurdi, qui, à la mort du Raïs, avait rendu le diagnostic formel suivant : « douleurs dans les reins et l’estomac, absence totale d’appétit, diminution des plaquettes, etc. N’importe quel médecin vous dira qu’il s’agit là de symptômes d’empoisonnement ». Voilà pourquoi, je conclus, à rebours de la thèse officielle des experts français, que la mort de Yasser Arafat a été provoquée.
Aux raisons purement médicales, s’ajoute le contexte politique de l’époque. Car, à l’automne 2004, si Yasser Arafat a pour adversaire officiel le gouvernement israélien d’Ariel Sharon qui a décidé son confinement à la Mouqata’a depuis mars 2002, il a aussi des « faux-frères » à l’intérieur de la mouvance palestinienne. Le plus célèbre d’entre eux s’appelle Mohammed Dahlan, ancien négociateur palestinien devenu le chef de la sécurité préventive dans la bande de Gaza. Au fil des ans, Dahlan se transforme en « Brutus » du Fatah. Il se fabrique un trésor de guerre et envisage, dans une lettre au ministre israélien de la Défense Shaoul Mofaz en juillet 2003, « d’en finir » avec Yasser Arafat « mais à notre manière, pas à la vôtre ». A l’été 2004, un complot visant à renverser le raïs échoue. Mohammed Dahlan est à la manœuvre. Le 10 mars dernier, près de 10 ans après la disparition du leader palestinien, Mahmoud Abbas, le successeur d’Arafat à la tête de l’Autorité palestinienne, a accusé publiquement Mohammed Dahlan d’être impliqué dans l’élimination du raïs. A l’heure où ces lignes sont écrites, la Commission d’enquête palestinienne, mise en place en 2010, n’a toujours pas livré ses conclusions. On peut comprendre son embarras, alors que la piste d’un crime « fratricide » est ouvertement évoquée au sommet de l’Autorité palestinienne.
Vous liez le silence des médecins français au changement de cap diplomatique de la France sur le Proche-Orient à la même période…
Fin 2004, la France est dans une position diplomatique particulière:
Avec Israël, les relations se sont tendues depuis qu’Ariel Sharon a invité les juifs de France à « fuir l’antisémitisme » dans leur pays en venant s’installer en Terre sainte. Le Premier ministre israélien a même organisé ostensiblement des cérémonies de « bienvenue » pour les nouveaux holims français qui ont répondu à l’appel.
Avec l’Amérique de Georges Bush, qui n’a pas été suivie dans sa guerre de 2003 en Irak mais qui enregistre des avancées contre les Talibans sur le terrain, Paris est à la recherche d’un rapprochement. Surtout lorsque l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, est tué dans un attentat à la voiture piégée le 14 février 2005 à Beyrouth. Le président Jacques Chirac, qui accuse le régime syrien d’être derrière l’assassinat de son ami libanais, a alors besoin plus que jamais du soutien de Washington pour condamner la Syrie de Bachar Al-Assad à l’ONU.
Pour toutes ces raisons, la France de 2004-2005 n’a aucune envie (ni aucun intérêt) de faire d’une éventuelle « affaire Arafat » un casus belli diplomatique. De plus, et le gouvernement français comme l’Autorité palestinienne le savent bien, nourrir le soupçon de l’élimination volontaire du leader historique palestinien, ouvrirait une boîte de Pandore qui deviendrait très vite incontrôlable…. Voilà pourquoi la thèse de la « mort naturelle » du vieux chef palestinien était la seule qui pouvait garantir la paix des chancelleries et la tranquillité des Etats…
Comment faire pour ne pas laisser le «poison du doute» s’installer ?
Dire la vérité. Admettre que, dix ans après les faits, il y a prescription et que plus rien ne justifie que l’on perpétue un mensonge historique au nom de la raison d’Etat. Reconnaitre que si les médecins de Percy et les experts Français ont pu être contredits ou pris en défaut dans leurs conclusions par d’autres médecins et par certains experts, c’est qu’il faut lever les non-dits. D’ici quelques semaines, les juges de Nanterre chargés d’instruire la plainte pour empoisonnement déposée bien tardivement par Souha Arafat, vont rendre leur rapport. Ils ont à leur disposition tous les éléments d’analyses qui n’existaient pas en novembre 2004… Ils ont dans leurs mains les outils du nécessaire rétablissement de la vérité. Pour la mémoire du peuple palestinien. Et pour l’Histoire.