« Retournez les fusils! Choisir son camp » – Trois questions à Jean Ziegler
Ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler est aujourd’hui vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme. Professeur émérite de sociologie à l’univeristé de Genève, il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage » Retournez les fusils! Choisir son camp », paru aux éditions du Seuil.
Vous évoquez le concept de « société civile planétaire »: que recouvre-t-il ?
Nous vivons sous la dictature du capital financier globalisé. Selon la Banque mondiale, en 2013, les 500 sociétés privées transcontinentales les plus puissantes, tous secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du produit mondial brut, c’est-à-dire de toutes les richesses produites en une année sur la planète. Ces « gigantesques personnes immortelles », comme les appelle Noam Chomsky, échappent à tout contrôle étatique, syndical, social, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court. Elles imposent à la planète un ordre cannibale : toutes les cinq secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim ; presque 1 milliard d’êtres humains sont mutilés par une sous-alimentation grave et permanente.
Contre cet ordre absurde et meurtrier, les Etats eux-mêmes, surdéterminés par les oligarchies du capital financier, sont impuissants. Seule la société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, lui oppose une résistance fractionnée mais efficace. Elle est composée par une myriade de mouvements sociaux, locaux ou transcontinentaux : tels Via Campesina, qui organise, du Honduras jusqu’en Indonésie, 141 millions de petits paysans, métayers, éleveurs nomades, travailleurs migrants, ATTAC, qui tente de maîtriser le capital spéculatif, Greenpeace, Amnesty international, les mouvements de femmes, etc. Tous ces mouvements organisent patiemment le front planétaire du refus. Che Guevara a dit : « Les murs les plus puissants s’effondrent par des fissures ». Je suis persuadé qu’en Europe l’insurrection des consciences est proche.
Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La conscience de l’identité entre tous les hommes est une force révolutionnaire. Emmanuel Kant a écrit : « L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi ». La nouvelle société civile planétaire n’obéit ni à un comité central ni à une ligne de parti. L’impératif catégorique du respect de la dignité humaine de chacun est son unique, mais puissant moteur.
Selon vous, la mobilisation qui a suivi l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza au Bangladesh est-elle l’annonce d’un nouveau rapport de forces entre les citoyens et les sociétés multinationales ?
Parfaitement. Le Rana Plaza était l’une de ces affreuses casernes qui encerclent Dacca, la capitale du Bangladesh, où des dizaines de milliers de femmes, d’adolescentes coupent et cousent pour des salaires de misère des jeans, des vestes, des pantalons, des chemises, des t-shirts, des sous-vêtements, fabriquent des chaussures et des ballons de football pour les plus grandes marques mondiales occidentales, telles que Nike, Adidas, Lévi Strauss, Zara, H & M, Benetton, Marks and Spencer, Calvin Klein, Carrefour, etc.
Le Rana Plaza s’est effondré en avril 2013, ensevelissant près de 1400 personnes et en mutilant plus de 2500. Cette tragédie était loin d’être isolée car, périodiquement, des travailleuses du textile sont victimes de tels accidents au Bangladesh, mais elle a été la tragédie de trop. Une coalition d’ONG s’est levée en Amérique et en Europe. Son nom : No Blood on my Clothes / Pas de sang sur mes vêtements. Par des manifestations de masse, des blocus de magasins dans de nombreux pays, la coalition a obtenu la signature, par les marques mondiales incriminées, du « Bangladesh Accord ». Celui-ci assure désormais en principe aux travailleuses bangladaises des sous-traitants du vêtement un salaire minimum décent, la liberté syndicale, l’inspection périodique des bâtiments, la sécurité physique. L’accord constitue une formidable victoire de la société civile internationale sur l’oligarchie du capital transcontinental.
Quel est, selon vous, le rôle des intellectuels dans la société contemporaine ?
« Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi », telle est l’injonction de Jean-Paul Sartre. L’intellectuel n’acquiert son existence historique qu’en alliance avec les mouvements sociaux. Mon livre veut être une arme pour l’insurrection des consciences. Régis Debray résume mon propos : « La tâche de l’intellectuel n’est pas de distribuer des aménités, mais d’énoncer ce qui est. Son propos n’est pas de séduire, mais d’armer ».