ANALYSES

Ariane 6 : pourquoi la contre-attaque de l’Europe spatiale reste bien fragile

Presse
3 décembre 2014

Les jours d’Ariane 5 sont comptés depuis que Paris et Berlin se sont mis d’accord pour lancer Ariane 6 en 2020. Pourquoi est-il nécessaire de changer de fusée, malgré un carnet de commandes rempli pour les 3 prochaines années ? Est-il seulement question de lancer des satellites pour le compte d’acteurs privés ?


Jean-Vincent Brisset : Ariane 5 a été conçue à la fin des années 80. Il s’agissait à l’époque de pouvoir remplir deux missions avec une seule fusée. La première était de servir de lanceur au programme de navette spatiale européenne Hermès. Ceci implique de pouvoir mettre une charge de 20 tonnes en orbite basse. La seconde était d’effectuer des lancements commerciaux, donc être capable de placer des charges de 10 tonnes – soit 2 satellites de télécommunication – en orbite géostationnaire. Ariane 5 a donc été dimensionnée en conséquence : c’est un lanceur lourd, non modulaire. Il a cependant remporté un très grand succès, captant la moitié du marché mondial de lancements.


On sait ce qui est advenu du programme Hermès. Dans le même temps, les satellites géostationnaires sont devenus plus lourds et dépassent souvent les 5 tonnes. Il n’est donc plus question de réaliser des lancements doubles, ce qui provoque une forte augmentation des prix de revient. Enfin, si la construction d’Ariane 5 était relativement « économique » au moment de sa conception, elle est devenue plus chère et son avenir commercial est menacé.


Qui sont les concurrents de l’Europe dans le domaine du lancement de satellites, et quels sont leurs avantages respectifs sur Ariane 5 en l’état actuel ?


Les concurrents de l’Europe pour les lancements de satellites et les transports de charges dans l’espace sont de plus en plus nombreux. D’un côté, les « vieux » lanceurs, modernisés. Aux Etats Unis, cette catégorie n’est plus représentée, avec l’arrêt des tirs commerciaux des Titan, Atlas et Delta. Toutefois, les deux dernières continuent d’être produites pour les agences gouvernementales. La Russie continue de proposer les lanceurs de la famille R 7 (les Soyouz) et ceux de la famille Proton. Ces deux types, largement utilisés par les Occidentaux, présentent l’avantage d’être relativement économiques et, surtout, d’être dimensionnés pour lancer des charges plus petites qu’Ariane 5, en particulier pour ravitailler la station spatiale internationale (ISS).


Mais il existe aussi de nouveaux programmes, qui vont arriver sur le marché des lancements commerciaux ou gouvernementaux. Aux Etats-Unis le programme Falcon de l’entreprise Space X est surtout adapté au ravitaillement de l’ISS. Légèrement plus petit, et basé sur un premier étage russe, le lanceur Antares a une mission identique [1]. La Chine développe actuellement un lanceur très modulaire, la Longue Marche 5, qui sera décliné en plusieurs versions permettant d’envoyer en orbite géostationnaire des charges allant, selon les cas, de 1,5 tonne à 14 tonnes.


L’Inde, la Corée du Sud, le Japon ont différents projets de lanceurs moyens en cours, mais ils sont moins avancés. L’avantage de ces nouveaux lanceurs par rapport à Ariane 5 est à la fois leur modularité et leur coût, mais, pour le moment, ils ne sont pas encore opérationnels.


Quels sont les impératifs stratégiques à respecter pour que l’Europe reste dans la course à l’espace ? Comment la coopération entre les pays européens doit-elle s’organiser pour rester compétitif ?


Pour rester dans la course, l’Europe doit être capable de mettre assez rapidement en œuvre un lanceur suffisamment modulaire et suffisamment économique pour continuer d’attirer les clients qui avaient choisi Ariane 5. Il faudra de plus que ce programme respecte ses délais et s’avère fiable. L’organisation de la coopération, avec 50% des investissements pour la France et 22% pour l’Allemagne, doit aussi éviter à tout prix les querelles de prééminence, de répartition des charges de travail et des retombées qui ont plombé tant de programmes communs. L’alignement des coûts du travail, en particulier par l’harmonisation des cotisations sociales et des impositions, est un facteur important.


Le programme coûte 800 millions d’euros par an, la France y participant pour moitié. En ces temps de crise, cela pourrait être mal perçu par l’opinion. Qu’est-ce qui permet de justifier un tel niveau de dépenses ?


L’espace coûte cher. Et effectivement, le prix de certaines missions, surtout les missions scientifiques, est mal perçu par une partie de la population. Malgré une réussite remarquable, le coût annoncé de la mission Rosetta Philae a choqué beaucoup de gens. L’intérêt de telles missions, comme celui de l’ISS ou de Galileo, n’est pas bien compris, parce qu’elles ne touchent pas directement les gens où apparaissent inutilement redondantes. Toutefois, il faut faire la part des choses. La vente des lancements commerciaux couvre une bonne partie des dépenses. Et, surtout, les retombées directes ou indirectes des programmes spatiaux sont incontestables. Elles créent des emplois de haut niveau. Elles génèrent aussi des progrès technologiques importants qui permettent aux entreprises concernées, qui sont des centaines en Europe, de rester à la pointe de la recherche et d’en faire profiter bien d’autres secteurs de l’industrie. On peut aussi y ajouter, mais cela touche moins directement les populations, l’argument de l’indépendance européenne.


[1] Le vol n°5, en octobre 2014, a été un échec.

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