ANALYSES

Le Rafale dans les médias indiens

Tribune
5 décembre 2014
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Dassault Aviation est entré en discussion exclusive avec le ministère de la Défense indien pour conclure la vente de Rafales en janvier 2012. Depuis, les négociations se poursuivent pas à pas vers la conclusion d’un contrat définitif, désormais annoncé par les médias pour mars 2015 – sans tenir compte d’un éventuel report de la décision, cette date ayant déjà été plusieurs fois décalée [1] . Les médias indiens suivent de près cette affaire car il s’agit d’un contrat clé, non seulement pour l’avionneur français, mais également pour la Défense indienne dans son ensemble.


Le gouvernement indien doit en effet résoudre la difficile équation de réussir à moderniser ses équipements militaires, tout en développant son industrie de défense et en maitrisant son budget [2]. Les partenariats industriels, signés avec certains fournisseurs, permettent non seulement de transférer des savoirs faire et des technologies mais également de créer des liens diplomatiques au vu des enjeux géopolitiques auxquels l’Inde doit faire face. L’acquisition d’avions de chasse multi-rôles, de sous-marins diesels ou de canons d’artillerie est aujourd’hui une nécessité.


Si l’objectif de l’Inde est en partie de rationaliser ses équipements, et de développer son économie, son but ultime est bien de devenir indépendante de ses principaux fournisseurs (Russie, Etats-Unis, Israël, France). De leur côté, ces pays cherchent à trouver des débouchés pour leurs produits et à faire de l’Inde un relais de leur diplomatie dans l’Océan indien. Mais le gouvernement de Narendra Modi, et son nouveau ministre de la défense Manohar Parrikar [3], ont clairement précisé leurs objectifs.Il s’agit de développer des industries de défense « indigènes », publiques ou privées, et de « contenir » la Chine en se rapprochant de pays comme l’Australie, le Vietnam ou Singapour. Sans que cela ne concerne directement le contrat Rafale, les contraintes budgétaires indiennes expliquent le report voire l’annulation de plusieurs appels d’offres ou de contrats d’armement. L’Inde, enfin, fait jouer la concurrence entre ses différents fournisseurs pour obtenir les meilleures conditions contractuelles et « politiques ».


Dans un tel environnement concurrentiel, il est intéressant de constater que le Rafale, Dassault ou même la France, sont critiqués voire attaqués dans la presse indienne au gré des aléas de l’appel d’offre « MMRCA » [4], et d’autant plus depuis le début des négociations exclusives. Si la presse indienne est aux premières loges des luttes d’influence des concurrents du Rafale, continuant à croire en leurs chances, d’autres médias se font l’écho de « difficultés » à conclure ce contrat symbolique.


Pour les uns, le Rafale serait « une grosse erreur » pour l’armée de l’Air indienne [5] -alors même qu’elle a mené de multiples études et tests pour confirmer ce choix-. Pour les autres, les contraintes budgétaires, ainsi que la priorité donnée aux réformes sociales par le gouvernement Modi pourraient reporter le contrat, d’autant que son coût « a augmenté de 10 à 20 milliards de dollars » [6]. Enfin, relayé par des médias spécialisés, l’ambassadeur russe à Delhi a déclaré que les « Sukhoi-27 construits en Chine écraseraient les Rafales comme des moustiques » [7].


Si l’on peut rattacher cette déclaration à la problématique actuelle des bâtiments de projection et de commandement Mistral, il n’en reste pas moins que ces tentatives d’influence au niveau médiatique sont l’expression d’une concurrence féroce entre les principaux fournisseurs. D’autres arguments, évoquant le coût d’exploitation du Rafale, ou la difficulté pour le partenaire de Dassault (Hindustan Aeronautics) à assurer la production des 108 appareils, sont également avancés. Enfin, le Rafale est « opposé » à des appareils de « 5ème génération », comme le F-35 américain, considérés comme plus « modernes ».


Ces questions sont le plus souvent décrites comme des informations obtenues par les journalistes auprès d’officiers supérieurs ou de décideurs politiques « proches du dossier ». Là où les déclarations officielles du ministère de la Défense ou de l’Etat-major de l’armée de l’Air indien mettent en avant l’avancée constante des négociations, ces « fuites » sont présentées comme validant les arguments contre le Rafale et notamment le risque de choisir un constructeur étranger lourdement dépendant de ce seul contrat [8].


Il faut également se rappeler que ce contrat est en discussion depuis plus d’une dizaine d’années. Or, durant cette période, l’Inde a connu plusieurs gouvernements du « Indian National Congress » (INC) et désormais un gouvernement du « Indian People’s Party » (BJP) [9]. Sans parler de leurs idées politiques spécifiques, ces deux grands partis s’affrontent à coups de révélations sur les implications des uns et des autres avec tel ou tel industriel ou puissance étrangère. Cette opposition politique interne pourrait impacter le contrat du Rafale.


Si les négociations n’ont pas été remises en question à la suite du retour du BJP au pouvoir, un des membres du parti a clairement sous-entendu que le contrat avait été signé lors de « conversations privées » entre Sonia Gandhi, président de l’INC, et Nicolas Sarkozy, par l’intermédiaire de leurs liens familiaux respectifs en Italie[10]. Cette évocation des connexions de Sonia Gandhi rappelle le fait qu’elle a déjà été impliquée dans un contrat d’armement, annulé pour des soupçons de corruption.


On peut ainsi voir, à la lecture de quelques articles de presse seulement, que ce contrat est au centre de l’attention des médias indiens ou russes et à la croisée d’intérêts économiques et diplomatiques russes et américains. Certains articles évoquent des aspects discrets des négociations, d’autres attaquent frontalement le Rafale, Dassault ou la France en évoquant de loin le lien entre ce contrat et sa crédibilité en tant que pays exportateur d’armements alors même que les contextes indiens et russes ne peuvent pas être comparés.


Tout comme l’Inde cherche une profondeur stratégique dans l’Océan éponyme, il ne serait pas inutile que la France réaffirme sa présence militaire, et ses intérêts économique, dans cette zone stratégique pour plusieurs pays. De plus, en offrant à l’Inde les équipements et le soutien dont elle a besoin pour réaffirmer sa position de puissance régionale, la France ne pourra que renforcer le lien existant -depuis bien plus longtemps que ce seul contrat, tant du point de vue économique qu’historique.


(1) Ainsi : « MMRCA deal : Rafale negotiations expected to be wrapped up in 3 months », Rajat Pandit, The Times of India, 3 Juin 2014
(2) « L’Inde : puissance militaire ? », Pierre Memheld, Revue Défense Nationale N°774 Novembre 2014
(3) Narendra Modi a assuré le poste de ministre de la défense, en plus de celui de Premier ministre, depuis son élection en Mai 2014 jusqu’en Novembre 2014 et la nomination de l’ancien « chief minister » de Goa, Manohar Parrikar.
(4) Medium Multi-Role Combat Aircraft
(5) « Why Rafale is a Big Mistake », Bharat Karnad, The New Indian Express, 14 Août 2014
(6) « No Softlanding in sight for $20-bn Rafale deal », Huma Siddiqui, The Financial Express, 26 Octobre 2014
(7) « Why India needs to rethink the Rafale deal », Rakesh Krishnan Simha, Russia & India Report, 26 Octobre 2014
(8) « MMRCA : a do or die contract for Dassault’s military business », Huma Siddiqui, the Indian Express, 12 Mai 2013
(9) Bharatiya Janata Party = Indian People’s Party
(10) « The Rafale deal should be scrapped and renegotiated », interview de Subramanian Swamy, Pranay Sharma, Outlook, 18 Août 2014

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