L’IRIS, les think tanks, l’actualité internationale…
Comment dirige-t-on un institut de recherche ? Comment produit-on du soft-power en 2014 ? Comment rester indépendant ? Les réponses du plus médiatique des directeurs de think-tank.
Dans la singularité de votre combat qui est d’imposer l’IRIS dans l’univers des think tanks, que retenez-vous essentiellement dans cette démarche ?
Je retiens un succès difficile. Un succès, parce que maintenant, un peu plus de vingt ans après sa création, l’IRIS est reconnu, apprécié, critiqué par certains, ce qui fait partie aussi du succès. Donc, on existe, on a eu une visibilité, et il y a un courant de sympathie et d’empathie autour de l’IRIS, puisque la plupart des gens – en tout cas, ceux qui sont honnêtes – reconnaissent non seulement la démarche d’originalité mais aussi d’indépendance de l’IRIS : indépendance par rapport au pouvoir politique, et aux différents groupes de pression. Mais quand je dis que ça a été aussi un succès difficile, c’est parce que tout a été finalement acquis au prix de lourds combats. L’indépendance n’a pas de prix, mais elle a un coût : nous n’avons pas beaucoup de financements et nous évoluons dans un milieu compliqué. La recherche stratégique en France n’est pas très développée. Je pense que la crédibilité s’acquiert sur le long terme, par un travail patient et déterminé, et surtout en essayant d’être cohérent, de ne pas être en contradiction avec soi-même et avec les principes que l’on affiche. Ce qui me fait plaisir, c’est quand un inconnu m’aborde dans la rue et me remercie pour le travail ou me félicite pour le travail que l’on fait. Cette reconnaissance du public est extrêmement importante. Il y a bien sûr aussi des décideurs que l’on peut parfois agacer mais qui reconnaissent la qualité et l’originalité de notre travail.
Comment avez-vous pu faire face à l’adversité, et qu’est-ce qui justifie cette difficulté de pouvoir imposer une institution comme la vôtre ?
Je dirais qu’il y a eu deux phases. Celle où l’on est parti, avec Jean-Pierre Maulny, avec 20 000 francs de subventions en 1991, pour faire un livre – Analyses Stratégiques – et l’IRIS a grossi au fur et à mesure sans qu’on s’en rende compte nous-mêmes. Et l’équipe a grandi, on s’est développé. Et puis il y a eu 2001. Cette année-là, l’IRIS a failli disparaître suite à la note que j’ai faite au parti socialiste, selon laquelle la position sur le Proche-Orient n’était pas assez équilibrée. Non seulement un centre de recherche a failli disparaître pour avoir critiqué un gouvernement étranger -et pas son propre gouvernement !- mais une telle affaire n’a pas fait de vagues. Les journalistes et les universitaires ont même eu peur d’en parler !
Ça explique aussi qu’il y ait un véritable travers en France pour le libre jugement, la liberté de critiquer. Comme un dysfonctionnement…
Pour mon livre, Est-il permis de critiquer Israël ?, publié en 2003, j’ai quand-même eu sept refus d’éditeurs. Ce qui ne m’était arrivé sur aucun livre. Quand on s’aventure sur ce terrain, on prend beaucoup plus de risques que si on critique n’importe quel autre gouvernement dans le monde.
Qu’est-ce qui explique ce retard en France ? Par rapport à d’autres pays anglo-saxons, la France a une sorte de centralisation de ce type…
En France, il existe assez peu de think-tanks sur les questions stratégiques, parce que la tradition régalienne faisait que l’Etat ne voulait pas voir des centres indépendants se développer alors qu’ils sont nombreux aux Etats-Unis.
Comment fonctionne l’IRIS, pour forger cette analyse, cette vision et surtout ce décryptage, et cette aide à la décision ?
Aujourd’hui, nous sommes une trentaine de collaborateurs permanents, une douzaine de chercheurs permanents et une trentaine de chercheurs associés, qui ne sont pas là à temps plein. Le critère de choix, c’est bien sûr la compétence. Je ne leur demande pas de penser comme moi. Quand on embauche un chercheur c’est qu’on estime qu’il est capable de gagner des appels d’offres qui nous permettent de vivre. Ensuite, chacun garde sa liberté. Il est arrivé, parfois, que deux chercheurs de l’IRIS expriment – parfois, le même jour – deux points de vue différents sur le même sujet. Et ça me va très bien. Il n’y a pas un point de vue officiel de l’IRIS. Moi, j’ai mes propres convictions que j’exprime librement, et jamais je n’irai imposer à un chercheur de s’exprimer dans telle ou tel sens. Je suis suffisamment sûr de ce que je pense pour ne pas avoir peur d’être bousculé dans mes convictions, y compris par des gens de mon équipe. Le milieu de la recherche est un milieu très spécial. Si on veut des gens qui soient compétents, il faut des gens originaux. C’est à dire des gens qui ne se mettent pas au garde-à-vous, y compris face au directeur de l’institution. Et donc, il faut accepter cette critique.
Comment faire de l’expertise, prévoir, en évitant l’écueil de la spéculation intellectuelle ?
Ce à quoi vous faites allusion, la prospective, n’est qu’une petite partie de notre métier. Notre travail est plutôt consacré l’analyse du présent pour essayer de calculer les évolutions possibles de l’avenir. Et donc, il ne s’agit pas d’imaginer sur rien, mais d’imaginer par rapport à une connaissance très précise du présent, des différents facteurs qui sont des rapports de force, et puis du passé. Par exemple, on peut prévoir les réactions de Poutine, quand on connait l’histoire de la Russie, quand on voit le comportement de Poutine depuis une douzaine d’années et qu’on sait ce qui s’est passé dans les années 90. Ce n’est pas comme Madame Soleil qui prévoirait l’avenir. Nous ne sommes pas des astrologues, nous sommes des analystes.
Ceci dit, il existe un nombre incalculable de charlatans, et souvent des gens qui font de l’expertise, comme si…
Oui, j’en ai dénoncés certains dans mon livre Les intellectuels faussaires. Pourquoi ce triomphe des charlatans ? Parce que le développement des médias fait qu’il faut nourrir les médias dans leur diversité. Et donc, si le bon spécialiste n’est pas disponible, on prend… l’autre. S’il y a une explosion quelque part et qu’on me demande de la commenter, je réponds : «Non, je n’ai pas les éléments pour commenter.» Parce que ça n’est pas comme ça qu’on travaille. Mais il y a des gens qui acceptent, parce qu’ils se disent que de toute façon, ils peuvent raconter n’importe quoi, qu’on oubliera une fois qu’on aura tourné éteint la télé/la radio. C’est une façon de se faire connaître. Il y aussi des gens qui viennent parce qu’ils ont un agenda politique, qu’ils sont payés pour faire passer un message.
Mais justement, comment raconter la complexité en quelques minutes ?
Il y a du temps court et du temps long. Lors des débats comme C dans l’air ou sur France 24, on a du temps pour expliquer les choses, ce qui n’est pas le cas, parfois, lors d’interviews. Quand vous voulez vous informer, parfois, vous lisez un article de trois feuillets, parfois un livre de 500 pages… Les deux sont complémentaires ! Il faut aller vers les deux. En une phrase, vous pouvez donner un éclairage à un phénomène d’actualité. Car l’analyse des relations internationales, ça n’est pas seulement prévoir l’avenir, c’est également expliquer les enjeux au public. Faire ce métier est une sorte d’engagement citoyen, pour faire en sorte que la géopolitique ne soit pas uniquement réservée aux beaux quartiers du 7ème arrondissement, mais qu’elle descende dans la rue, comme aurait dit Léo Ferré. Les différentes manifestations publiques que l’on organise, ou les débats publics auxquels je participe, qui réunissent vraiment un nombre très important de personnes, montrent que c’est possible.
Alors que l’on voit émerger un nouvel ordre, comment peut-on réfléchir et dégager les enjeux d’un changement de paradigme ?
Il faut voir large, prendre du recul, ne pas avoir de certitudes. On peut avoir des convictions, mais il faut qu’elles soient soumises au doute, remises en question très largement, et pour ça, rien ne vaut le débat collectif, discuter avec des gens avec lesquels vous n’êtes pas d’accord, parce que le piège, c’est de s’enfermer dans un consensus où les convertis prêchent les convaincus. Toujours questionner son propre savoir, et bien comprendre, aussi, que pour les questions géopolitiques, il faut faire appel à différentes sources du savoir : la géographie, mais aussi l’histoire, l’économie, les sciences sociales, les questions militaires, la science politique, etc.
Comment interconnecter votre réflexion à travers l’IRIS et la réalité de cette galaxie des think-tanks dans le monde ?
Chacun est un peu dans la confrontation. Quand vous allez dans un colloque à l’étranger, où se trouvent d’autres représentants de think-tanks, vous discutez ensemble, chacun fait son intervention, écoute l’intervention de l’autre. On se nourrit mutuellement de nos interventions, et on échange aussi souvent, un peu après. Ou même lors d’un débat télévisé : vous écoutez quelqu’un qui est en face de vous, et vous vous dites : «Cet argument je n’y avais pas songé, c’est un argument supplémentaire qui fait évoluer ma propre conception.» C’est à la fois excitant et frustrant, il y a toujours des choses à apprendre, et le domaine du savoir est tellement vaste qu’on voit de plus en plus ce qu’on ne connait pas plutôt que ce qu’on connait. Dans ce métier, à la fois d’enseignant et de chercheur, on ne tourne pas en rond.
Quels sont vos outils pour être dans cette souplesse et cette analyse ?
C’est une méthode. L’information est multiforme : la lecture des journaux, la consultation des sites Internet, la lecture des livres… Il faut garder un équilibre entre l’instantané et le long terme. Entre la connaissance de l’évènement actuel et une réflexion plus globale sur le long terme que seuls les livres peuvent réellement apporter. Les contacts avec les collègues, les échanges formels ou informels, les questions que peuvent poser les auditeurs, les internautes ou les étudiants, sont aussi extrêmement importants. C’est cet ensemble de différentes sources de savoir et de réflexion qui permet d’avancer.
Est-ce que la géopolitique en France, les relations internationales, ont été comprises comme un outil qui peut permettre d’aider à la compréhension du monde ?
Oui, les questions géopolitiques ont maintenant vraiment pris racine dans le paysage français, au sens large du terme. Je vois d’ailleurs la très forte demande des citoyens sur les livres, les conférences, les colloques, et même les débats médiatiques. Par exemple, nous avons en septembre, un colloque appelé les Géopolitiques de Nantes. Sur deux jours, 5000 personnes sont venues, pas seulement venus assister aux débats, mais pour y participer. Ce qui est beaucoup plus important, parce que l’époque où il y avait un savoir qui partait du haut et qui arrivait en bas est terminée aussi. Les gens vous considèrent comme un spécialiste, mais pour autant viennent aussi vous défier, vous interroger. Et c’est très bien comme ça.
A ce niveau d’observation, produit-on du soft power ?
Bien sûr ! Vous avez un combat d’idées au niveau international. Chaque pays a des stratégies d’influence, essaie d’avancer son pion, parce que dans un monde globalisé, l’opinion est devenue un facteur clé des relations internationales. Vous ne pouvez plus, aujourd’hui, faire une politique internationale contre l’avis de votre propre opinion, et pas non plus contre l’avis de l’opinion mondiale. Les Etats-Unis ont subi un choc d’impopularité très fort après la guerre d’Irak de 2003, ce qui a expliqué en grande partie l’arrivée d’Obama au pouvoir. Et même si Israël ne tient guère compte des mouvements d’opinion extérieurs, la dernière guerre de Gaza a été une perte de popularité pour Israël qui pose question. Nous, think-tanks, nous participons à tous ces débats, et dans toutes les prises de position que nous faisons, à ce soft power.
La France est la 5e puissance du monde, mais c’est une puissance en état d’affaiblissement. Comment peut-elle être encore audible ?
Nous avons perdu la rente de situation spécifique que nous avions pendant la guerre froide. Cette position spécifique – alliés indépendants des Etats-Unis – dans un clivage Est-Ouest, nous donnait une place tout à fait particulière et très populaire dans le monde. Bizarrement, la fin du monde bipolaire, que la France appelait de ses vœux, lui a coûté. Par ailleurs, nous souffrons également et globalement du fait que le monde occidental n’ayant plus le monopole de la puissance, et la France étant quand-même en grande partie un pays occidental, subit cette érosion. En même temps, je constate au cours de mes voyages sur les cinq continents, que l’on donne toujours à la France cette capacité de penser de façon globale. On voit toujours la France un peu comme une «puissance particulière», qui n’est pas tout à fait comme les autres. Nous devons travailler cette spécificité : sur l’ensemble des sujets, du réchauffement climatique à la lutte contre le trafic de matières premières, en passant par la fracture numérique et la lutte contre les pandémies, la France est toujours légitime pour s’exprimer et pour parler. On lui reconnait ce poids-là, donc, il faut le conserver précieusement.
Quelle est la place de l’Afrique ?
Sans être un spécialiste de l’Afrique, je peux dire qu’à l’afro-pessimisme des années 90 a succédé un afro-optimisme. On voit que l’Afrique est entrée de plain-pied dans la mondialisation, et que, sur l’ensemble des grands défis – écologiques, économiques, numériques, matières premières, santé publique, démographie – elle est au centre. Je pense que l’Afrique est le continent du futur de la mondialisation, comme l’Asie l’a été dans les années 80-90. Ça n’est plus l’Afrique de Papa. On voit que l’Afrique est courtisée, par des anciens amoureux qui reviennent comme les Européens ou les Américains, mais aussi par des nouveaux soupirants, comme le Brésil, la Chine, le Japon. Le fait que l’Afrique soit courtisée de façon multiforme et multipolaire montre bien l’intérêt de ce continent et la place centrale qu’il occupe.
Aujourd’hui, est-ce que vous avez le sentiment – avec votre parcours, vos livres, votre situation à l’IRIS, et l’IRIS lui-même – d’avoir créé une sorte d’écosystème, avec les réseaux amis, des relais, et que votre pouvoir d’influence s’est amplifié, élargi… ?
Il s’amplifie avec le temps si vous ne faites pas d’erreur majeure. Et aux éléments que vous venez de citer, j’ajouterai : nos anciens étudiants. Deux mille étudiants sont passés par l’IRIS et généralement, en gardent un bon souvenir. Ils sont autant d’ambassadeurs, non seulement pour nos formations mais aussi pour les thèses que l’on peut défendre. En même temps, on n’a créé ni une secte, ni un parti, ni un mouvement. Mais chaque année qui passe nous renforce puisque le sérieux de notre travail est reconnu par un peu plus de monde.
Avez-vous fait suffisamment d’autocritique pour exister dans années à venir ?
Est-ce qu’on a fait assez d’autocritique ? Personne ne peut dire cela. Parce que chacun estime qu’il en a fait suffisamment et c’est aux gens à l’extérieur de dire si cela suffit ou non. Mais disons que le capital de confiance que l’on voit grandir autour de nous nous montre qu’on ne s’est pas trop trompé dans une perspective de long terme.