ANALYSES

Mexique, un émergent entre deux eaux

Presse
2 décembre 2014

43 étudiants de l’école normale Ayotzinapa, au sud du Mexique, dans l’Etat de Guerrero, ont disparu après avoir été arrêtés le 26 septembre 2014.dans la localité d’Iguala. Les familles attendent plus de deux mois plus tard des nouvelles de leurs proches. Sont-ils emprisonnés? Ont-ils été détenus hors de toute procédure légale? Ont-ils été assassinés? L’enquête tardivement ouverte n’a pas permis de répondre aux légitimes interrogations des proches. Elle a malgré tout permis l’arrestation de 79 suspects, policiers municipaux dans leur majorité, et ainsi de mettre en évidence la collusion existant entre certaines autorités et le crime organisé. Le maire d’Iguala, José Luis Abarca, et son épouse, Maria de los Angeles Pineda, ont également été mis en examen et incarcérés le 4 novembre.


Selon la formule consacrée la société civile, des Mexicains ordinaires, bouleversés par « l’énormité » tragique de l’événement a exigé la vérité, et le châtiment des coupables. Leur mobilisation a fait tache d’huile. Elle a permis de lever le rideau sur un Mexique caché, celui du crime et de l’impunité. Une association de bénévoles, l’Union des peuples et organisations de l’Etat de Guerrero, a « découvert » aux alentours d’Iguala une dizaine de fosses avec des restes humains. 500 personnes sont portées disparues autour d’Iguala depuis deux ans. La presse a publié des statistiques qui permettent de mesurer l’ampleur du problème. 62 des 81 des municipalités de l’Etat de Guerrero seraient liées aux cartels de la drogue. Les taux d’homicides dans certaines de ses communes sont parmi les plus élevés du monde, 161 pour 1000 par exemple à Coahuayutla en 2011. Plus de 22.000 Mexicains auraient disparu ces dernières années et on estime à plus de 60.000 les victimes de la délinquance entre 2006 et 2012.


Le « Plus jamais ça »/ « Basta », scandé dans la rue, a signalé un « ras le bol », contenu depuis longtemps. Les Mexicains ont semble-t-il atteint un point de rupture collectif. Leurs appels visent la police, la justice, l’armée, mais aussi le président et son gouvernement ainsi que les partis politiques. Le chef de l’Etat actuel est issu du PRI, le Parti de la Révolution Institutionnelle. Le maire d’Iguala ainsi que le gouverneur de l’Etat de Guerrero, sont membres du parti PRD, Parti de la Révolution Démocratique. L’exacerbation des violences s’est produite pendant la mandature de Felipe Calderón, représentant du PAN, Parti d’Action Nationale. La presse a publié des photos d’Andrés Manuel Lopez Obrador, fondateur du MORENA, le Mouvement de Régénération Nationale, en meeting à Iguala avec le maire mis en examen.


La presse internationale a relayé la protestation. France 24, allant plus loin a réalisé un reportage sur un crime collectif inavoué, à Cocula commune voisine d’Iguala en juillet dernier. Bien que démenti par les autorités locales, le drame a été confirmé par le gouverneur de l’Etat. Le Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Zeid Raad al Hussein, s’est déclaré le 13 novembre, « profondément perturbé ». Le pape François a adressé le 13 novembre et rendu public un message de solidarité « en ce moment douloureux pour ce qui officiellement est une disparition, mais qui est un assassinat ». Le président uruguayen, Pepe Mujica a sévèrement critiqué les institutions mexicaines. Le Chili a rappelé son ambassadeur en consultation. Plusieurs sénateurs des Etats-Unis, dont quatre présidents de commissions, ont signalé publiquement leur « préoccupation ». Ruben Blades, chanteur de salsa, ancien ministre du tourisme de Panama, et candidat aux prochaines présidentielles, a également sévèrement jugé « le Mexique, pays où la loi n’est pas respectée ».La Diète fédérale allemande a été saisie d’une motion de condamnation présentée par le parti Die Linke. Les touristes étrangers nombreux dans la station d’Acapulco, relativement proche d’Iguala, ont pour beaucoup bouclé leurs valises. Les ministères des affaires étrangères de leurs pays respectifs multiplient les messages d’alerte afin de les dissuader de visiter une bonne part du pays.


Comment en est-on arrivé là? Comment le Mexique émergent a-t-il pu être ainsi touché en dessous de la ligne de flottaison, et naviguer aujourd’hui entre deux eaux? Tout semblait pourtant aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles pour le Mexique. Bien intégré au marché d’Amérique du nord, à l’ALENA qu’il a rejoint en 1994, il bénéficie du regard intéressé d’investisseurs venus des quatre coins du monde. Les perspectives de croissance sont suivies avec les yeux de Chimène par les consultants extérieurs. Tous ont depuis quelques semaines multiplié les annonces les plus optimistes. La conjoncture suit la tendance haussière constatée aux Etats-Unis. Signe parmi d’autres de ce climat exceptionnel, le marché automobile a dépassé celui du Brésil son concurrent latino-américain traditionnel. L’agence de notation Moody’s a élevé la qualification du pays, en indiquant que la croissance attendue pour 2015 était de 3 à 4% et de 5% pour 2016. L’Association des banques du Mexique a porté un diagnostic identique. « Le Mexique », a-t-elle déclaré, « est devant un moment historique qu’il ne doit pas laisser passer ».


Le Mexique donc justifiait son entrée dans le cercle des pays émergents. Fort de ce dynamisme le Président du Mexique sorti vainqueur des urnes en 2012, Enrique Peña Nieto, a multiplié les voyages à l’étranger. Cette quête de marchés extérieurs a été accompagnée d’initiatives signalant une ambition longtemps refoulée, celle de jouer dans la cour des Grands. Le Mexique a ainsi confirmé son engagement économique et commercial dans l’Alliance du Pacifique, qui l’associe à trois pays riverains de cet océan, la Colombie, le Pérou et le Chili. Il a engagé avec la Corée, l’Indonésie, la Malaisie, la Turquie, la mise en route d’une coopération originale entre émergents. Son président a annoncé devant l’Assemblée générale de l’ONU en septembre dernier que le Mexique allait bientôt participer aux opérations de paix des Nations Unies, rompant ainsi avec une attitude de refus diplomatique traditionnelle de son pays. Le Mexique s’apprête les 8 et 9 décembre prochains à recevoir le sommet des pays ibéro-américains.


Alors? Que s’est-il passé? Comment comprendre les derniers et dramatiques événements? EPN, Enrique Peña Nieto avait annoncé beaucoup pendant sa campagne électorale en 2012 et dès sa prise de fonction. Peut-être avait-il eu « les yeux plus gros que le ventre »? Le Mexique allait confirmer son entrée en G-20, et son émergence économique. Un éventail de réformes avait été annoncé. Et fait notable ces réformes ont été effectivement mises en œuvre en concertation pour une bonne partie d’entre elles entre sa formation politique, le PRI, et les deux autres grands partis représentés au parlement, le PAN (centre droit) et le PRD (centre gauche). En quelques mois plusieurs lois ont été votées concernant l’éducation, la fiscalité, les medias et l’ouverture du secteur énergétique au capital privé.


La disparition de 43 normaliens le 26 septembre a brutalement remis les pendules à l’heure. Le choix qui a été fait par EPN en 2012 de mettre la question de la sécurité publique entre parenthèse, de renvoyer aux calendes grecques la réforme et la consolidation de l’Etat de droit, a montré ses limites. Grignoté par les mites du crime et de la délinquance le mince tapis de la respectabilité s’est effiloché avant de tomber. Comme les lutteurs vaincus de l’Arena Mexico, le Mexique a perdu le masque qui lui permettait de sauvegarder les apparences. Le Pouvoir central, la présidence, mais aussi les autorités régionales et locales, les partis politiques, ont perdu leur respectabilité et leur crédibilité.


La prise de conscience des effets collatéraux des dégâts provoqués par le crime d’Iguala a été lente et difficile. Elle est cela dit réelle, même si on peut s’interroger sur ses motivations. Crainte de perdre des électeurs aux prochaines consultations? Peur de voir s’effacer une image de marque positive et donc des partenaires et des investisseurs? Après un long silence le président est sorti du bois en novembre. Il a suspendu le 7 novembre un appel d’offre manifestement arrangé ayant privilégié des entreprises amies. Le 27 novembre pour la première fois depuis son élection il a présenté au parlement un plan en dix points pour lutter contre le crime et garantir un bon fonctionnement de la justice.


Les partis politiques ont été plus longs à réagir. Pris dans leurs jeux et d’alliances les plus insolites, privilégiant l’accès au pouvoir et indifférentes à l’éthique politique ils ont gardé un silence prolongé. Le PAN a tardivement expulsé l’un des siens convaincu de corruption. Le PRD a commencé son autocritique après la démission de son fondateur Cuauhtémoc Cardenas le 25 novembre. Miguel Angel Mancera, maire PRD de la capitale, a ainsi présenté un projet d’initiative contre les disparitions forcées. Les associations de défense des droits de l’homme ont qualifié d’insuffisantes ces annonces et ces mea culpa.


Les partis politiques se sont livrés à des critiques croisées inévitables, mais certainement pas à la hauteur des enjeux collectifs. Javier Sicilia, un poète, dont le fils a disparu, président du Mouvement pour la Paix dans la justice et la dignité, a dit tout haut ce que beaucoup de Mexicains pensent à voix basse: « Il faut en finir avec ce système de partis. Ils doivent partir tous. Pour créer un système de gouvernement citoyen (..) Ils sont tous corrompus ».Un cinéaste mexicain engagé et de talent, Luis Estrada, a intitulé son dernier film, particulièrement critique à l’égard de son pays, « la dictature parfaite ». Peut-être. Mais c’est d’un Etat plus fort, d’un Etat de droit dont a un besoin urgent le Mexique.


Le 24 novembre le président uruguayen a nuancé son propos critique antérieur de la façon suivante: « Nous mesurons la dimension de l’ennemi affronté par le Mexique. Mais nous croyons en ses réserves éthiques et dans l’engagement tacite de tous ceux qui se revendiquent orgueilleusement Mexicains. Nous avons confiance dans leur capacité à vaincre ». La confirmation de l’émergence économique de ce grand pays en tous les cas passe sans doute par là.