Et si la solution contre l’évasion fiscale des multinationales était en fait toute simple ?
Selon Gabriel Zucman, le système d’imposition sur les multinationales, qui disposent d’un réseau de filiales dans le monde, date des années vingt et ne correspond plus à la situation. Qu’en est-il dans les faits ?
Je critique depuis longtemps le système fiscal dans son ensemble et notamment en France. En effet, la plupart des impôts, leur calcul et leur mode de recouvrement datent d’un siècle. Les administrations améliorent leurs systèmes informatiques mais c’est encore largement insuffisant.
Même au sein d’un pays donné, le mode de recouvrement est archaïque au regard des avancées technologiques.
On arrive à croiser les déclarations des salariés avec celles des employeurs, mais pas entre entreprises, entre un acheteur et un vendeur. Les délais de paiement de TVA et le système intracommunautaire permettent toutes les fraudes (la fraude du carrousel de TVA coûte des milliards aux pays européens chaque année).
Lorsque la question porte sur des multinationales implantées par définition dans plusieurs pays, avec chacun son système fiscal, sa souveraineté jalousement défendue et des frontières qui entravent toute velléité d’enquête administrative, policière ou judiciaire, la réponse paraît évidente : tous les excès sont possibles. Il faut donc trouver un système partagé par tous, mais vous comprendrez que cette requête ne peut aboutir.
Pour Gabriel Zucman, les « tax ruling », formes déguisées d’aides d’Etats à l’origine de lourdes pertes financières au profit de plusieurs paradis fiscaux, ne sont toutefois pas insurmontables. Un système plus transparent pourrait être mis en place, via une allocation aux États des recettes fiscales de ces grands groupes en pourcentage des ventes qu’elles y réalisent. En d’autres termes, il faut subordonner le montant de la taxe au nombre de consommateurs de chaque pays. D’un point de vue théorique, pareille mesure est-elle envisageable ?
Cette proposition est intéressante. D’autres l’avaient déjà formulée auparavant. L’idée est de se baser non pas sur le chiffre d’affaires et le bénéfice, mais sur le nombre de ventes. Cette solution est d’autant plus attrayante pour les entreprises du net. Prenons deux cas.
Les dosettes Tassimo, les iPhones,…, s’ils sont achetés en France sur le Web, seront en fait réglés à une filiale luxembourgeoise. Le second porte sur les achats sur Amazon. Le chiffre d’affaires déclaré est ridicule et les royalties payées à la filiale luxembourgeoise sont telles que les bénéfices sont nuls ou négatifs dans les autres pays.
Si l’assiette d’imposition repose sur la nationalité des acheteurs, l’optimisation fiscale excessive (pour ne pas dire fraude fiscale) devient plus complexe à mettre en œuvre.
Ma crainte face à cette solution qui paraît facile, provient de la force de frappe de ces multinationales, qui trouvent facilement des parades à toute nouvelle mesure grâce à leurs fiscalistes de haut vol et qui procèdent toujours au chantage à l’emploi : « si vous nous cherchez des poux dans la tête, nous nous délocalisons et faisons disparaître les postes de travail de votre pays ».
Et d’un point de vue pratique, que suppose la mise en place de pareilles mesures ? Est-elle toujours aussi crédible ?
Il est nécessaire alors de mettre en place des mesures de contrôle efficaces et donc notamment automatisées. On peut les imaginer. Mais en pratique, c’est assez complexe.
Les systèmes informatiques peuvent brouiller les pistes et empêcher, par des sites miroirs, toute traçabilité fine des ventes. La parade risque d’être extrêmement coûteuse pour les États, mais c’est une piste intéressante.
Dans le cas du Luxembourg qui a récemment défrayer la chronique, Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission européenne, était à l’époque Premier ministre du Luxembourg au moment des accords fiscaux préférentiels passés avec nombre de grandes entreprises. Est-il concevable que ce dernier ait pu ne pas être averti des faits ou à l’origine de ces derniers ?
Que ce soit concevable ? C’est plutôt le contraire qui est totalement évident. J’ai été avec d’autres un ardent lanceur d’alerte contre le Luxembourg et ses pratiques. Mais Juncker a toujours crié au scandale et à la diffamation.
Les spécialistes que nous sommes n’ont jamais été dupes. Denis Robert fut la première victime de ce système d’État avec des dizaines de procès contre lui à propos de l’affaire Clearstream.
Il est scandaleux que Jean-Claude Juncker soit élu à la tête de la Commission européenne. Pour mémoire, j’avais – à l’époque où sa nommination était sussurée – lancé quelques Tweets étonnés et exaspérés.
En conséquence, la difficulté d’une lutte contre la fraude fiscale et les paradis fiscaux réside-t-elle dans la concurrence déloyale à laquelle se livrent les pays, y compris à l’intérieur de l’Europe ?
Oui, c’est évident. Le développement de certains pays comme l’Irlande ou le Luxembourg, repose sur ce dumping fiscal. Et si ces avantages cessent, les multinationales iront ailleurs, laissant ces États devant de nouvelles difficultés. L’aide apportée à l’Irlande lors de la crise financière n’a même pas permis de faire pression sur ce pays, qui doit bien rire de sa farce.
Est-ce là le point d’achoppement indépassable pour en finir avec les pratiques telles que les « tax ruling » ? (autre exemple s’il y a)
Oui sans aucun doute. Et une harmonisation fiscale totale irait à l’encontre du principe de souveraineté des États.