L’Australie est-elle une puissance émergente ?
Tandis que le Premier ministre australien Tony Abbott participe au sommet de l’APEC à Pékin, Brisbane s’apprête à accueillir le sommet du G20 les 15 et 16 novembre. Si on y relèvera la présence de la plupart des participants au sommet de l’APEC, en sus des principaux dirigeants européens, ce sommet constitue une rare opportunité pour l’Australie de sortir de son éloignement géographique et d’être, le temps d’une rencontre des principaux dirigeants de la planète, le centre du monde. Ce neuvième sommet du G20, le premier en Australie -il s’agit même du premier organisé dans l’hémisphère sud-, est ainsi vu comme une opportunité pour une puissance émergente, qui espère – à la manière de la Corée du Sud avec le sommet de Séoul en novembre 2010- marquer son entrée dans le cercle des grandes puissances. A l’heure où Canberra s’engage face à l’organisation de l’Etat islamique,- et tandis que l’idée d’une adhésion à l’OTAN circule, il convient de s’attarder sur la politique étrangère australienne, et notamment sur le grand écart entre sa relation économique privilégiée avec les pays asiatiques – dont la Chine – et son ancrage aux valeurs occidentales, que Tony Abbott, plus que ses prédécesseurs, semble soucieux de rappeler.
L’Australie est présentée comme l’une des puissances montantes sur la scène internationale. Quels signes le démontrent (économiquement, démographiquement, militairement…) ? Cela correspond-il à une inflexion de la politique de Canberra ? Si oui, pourquoi ce choix de davantage s’engager sur la scène internationale ?
L’Australie n’est aujourd’hui pas une grande puissance… mais elle a vu son rôle régional s’accroître au cours des dernières années, et ce à la faveur de son développement économique – en lien avec les marchés asiatiques émergents – et de son engagement plus prononcé sur les questions de sécurité dans le Pacifique sud. Déjà très présente dans le règlement des conflits dans la région, où elle tient un rôle de leader régional, l’Australie s’est rapprochée de l’Inde – pour jouer un rôle plus actif dans l’océan Indien – et a signé un partenariat stratégique avec le Japon, qui symbolise sa volonté d’être plus présente en Asie orientale. Plus qu’une inflexion, il s’agirait donc d’une affirmation de puissance stratégique en Asie-Pacifique. En parallèle, l’Australie s’interroge sur son identité occidentale (de par l’origine de ses premiers migrants et son référent culturel) ou asiatique, en raison du développement de l’immigration asiatique, de la proximité géographique, et des liens économiques et commerciaux très étroits qui la lient à l’Asie. Une question émerge alors : l’Australie est-elle une puissance occidentale, ou asiatique ? Les deux précédents cabinets (Rudd et Gillard) jouèrent la carte d’un rapprochement avec les pays asiatiques tandis que celui de Tony Abbott, actuellement au pouvoir, semble plus enclin à privilégier les liens avec les partenaires occidentaux. Mais la question fait l’objet d’un immense débat, et n’a pas fini d’occuper experts, responsables politiques et la société civile australienne.
Cette montée en puissance correspond-elle aussi à la volonté américaine d’investir la zone Pacifique ? Canberra n’est-elle pas dans ce cas trop lié aux possibles revirements de la politique intérieure et extérieure américaine (défaite démocrate aux mid-terms, intervention contre l’organisation de l’Etat islamique…) ?
Cette montée en puissance n’en est pas la conséquence, l’Australie ayant déjà manifesté de par le passé le souhait de jouer un rôle plus actif en Asie-Pacifique, mais il est certain que l’engagement accru de Washington dans la région a eu un effet accélérateur. Quand aux conséquences liées à l’actualité américaine, il est peu probable que cette dernière ait une incidence sur la relation australo-étatsunienne à court terme. Le pivot asiatique proposé par Barack Obama n’est ainsi pas, sur le fond, remis en cause par les Républicains, qui ont simplement une approche différente – et plus agressive – dans la relation avec la Chine. Par ailleurs, si Obama a renforcé le partenariat avec Canberra, celui-ci était déjà très fort, et ce sont les conservateurs qui sont aujourd’hui au pouvoir en Australie, politiquement plus proches des Républicains américains que des Démocrates. Sur le long terme, il est cependant évidemment difficile de savoir si l’administration américaine – sous Obama comme ses successeurs – pourra inscrire la stratégie du pivot dans la durée. On se souvient notamment des propos d’Hillary Clinton, qui expliquait il y a trois ans, que le « pivot » était rendu possible par le désengagement américain d’Irak et d’Afghanistan, et par conséquent limité par un éventuel retour en force de Washington au Moyen-Orient. Les experts américains répondront que les Etats-Unis peuvent être présents sur les deux théâtres simultanément, cela reste cependant encore à prouver, au-delà des discours et des certitudes.
Pourquoi cet engagement australien en Irak contre l’organisation de l’Etat islamique ? Donner des gages aux Américains ? Parce que l’on retrouve des combattants australiens parmi l’Etat islamique ?
Tout d’abord, ce n’est pas la première fois que l’Australie participe à des opérations extérieures. On se souvient de son engagement très marqué pendant la guerre du Vietnam et, plus près de nous, au sein de la coalition contre l’Irak conduite par Washington en 2003, quand John Howard était Premier ministre à Canberra. Il y a plusieurs raisons expliquant cet engagement contre l’EI. D’abord, on trouve au sein de l’organisation djihadiste des combattants australiens. Ensuite, Canberra prend la question du radicalisme islamique très au sérieux, en particulier depuis l’attentat de Bali en octobre 2002, qui causa la mort de dizaines de ses ressortissants. L’Australie participe ainsi activement aux opérations de lutte contre le terrorisme. Enfin, cette présence est l’occasion pour le Premier ministre Abbott de rappeler son engagement aux côtés de ses alliés occidentaux, aux premiers rangs desquels les Etats-Unis. Cela ne signifie pas forcément donner des gages, mais plus clairement afficher son engagement contre un adversaire commun.
L’adhésion à l’OTAN fait-elle l’unanimité à Canberra ? Quel est l’intérêt stratégique de l’Australie ?
La question est l’objet d’intenses débats dans les cercles stratégiques en Australie, qui portent justement sur l’intérêt d’intégrer l’alliance. Si Canberra entretient des liens étroits avec les Etats membres de l’OTAN et partage les valeurs de l’organisation, cela signifie-t-il la pertinence d’une adhésion, d’abord en raison de l’éloignement géographique, ensuite et surtout en raison des responsabilités que cela impliquerait ? Un Etat membre de l’Alliance atlantique – situé à 10 000 km de cet océan- pose la question d’un élargissement à échelle mondiale de l’alliance, ce que de nombreux experts australiens voient comme une incohérence, notamment dans l’identification des priorités. S’il serait en effet difficile d’obtenir l’adhésion de Canberra à des opérations en Europe, il serait encore plus difficile, voire improbable, d’espérer un engagement de partenaires européens lors d’une potentielle situation conflictuelle en Papouasie-Nouvelle Guinée ou dans les Iles Salomon. Au-delà de l’arrimage de l’Australie à un « bloc occidental », cette adhésion ne peut qu’apporter des problèmes dans le fonctionnement de l’OTAN, au point qu’il est permis de se demander s’il ne s’agit pas d’une proposition rhétorique plus qu’un réel agenda stratégique.
Cette collaboration accrue avec Washington ne nuit-elle pas à l’économie australienne, davantage tournée vers l’Asie en général et la Chine en particulier ?
Jusqu’à présent non. L’Australie parvient à conjuguer assez bien un partenariat stratégique étroit avec les Etats-Unis et une relation économique et commerciale très importante avec la Chine, comme d’ailleurs avec les autres pays asiatiques : tout est question de priorités et d’intérêts économiques et/ou stratégiques. Canberra n’a aucun intérêt à tourner le dos aux pays asiatiques, qui lui assurent sa croissance. Dans le même temps, l’Australie ne souhaite pas se démarquer de ses partenaires occidentaux. La question est de savoir si ce grand écart peut s’inscrire dans la durée, ou s’il s’agit d’une situation provisoire, sorte de liminalité, dont il est encore difficile de connaître le dénouement. C’est ce qui explique que les Australiens s’interrogent sur leur identité, leur encrage géographique en Asie, et leurs liens avec l’Occident.
Quel est l’état des relations entre Pékin et Canberra ?
Les relations sont bonnes si l’on regarde l’intensité des échanges commerciaux et les investissements chinois en Australie – dans le secteur minier en particulier-. En matière de diplomatie, elles étaient au beau fixe quand Kevin Rudd, sinophone, était Premier ministre, tandis que Tony Abbott semble plus réticent à collaborer activement avec Pékin. Son arrivée au pouvoir ne s’est cependant pas accompagnée d’une détérioration de la relation Canberra-Pékin. D’une certaine manière, tant que les deux pays ne verront pas leurs intérêts se heurter sur une question majeure, cette relation devrait rester très bonne. Si la relation Washington-Pékin, pour prendre l’exemple le plus évident, venait en revanche à se dégrader considérablement, la Chine et l’Australie entreraient alors vraisemblablement dans une autre phase.
*Il a récemment publié Une guerre pacifique. La confrontation Washington-Pékin, aux éditions ESKA.