Tunisie : un pas de plus vers une démocratie effective ?
Quels sont les premiers enseignements que l’on peut tirer de ces élections législatives ?
Le premier scrutin libre et pluraliste de l’histoire de la Tunisie organisé en vue de l’élection de l’Assemblée nationale constituante, en octobre 2011, avait été remporté par Ennahda. Aujourd’hui, trois ans plus tard, les premières élections législatives post-révolutionnaires sont marquées par une défaite de ces mêmes islamistes. Preuve non seulement que la démocratie peut se conjuguer en arabe, mais que sa traduction n’aboutit pas forcément à la victoire d’islamistes.
Outre sa signification symbolique, la portée de ces élections est historique : ce sont en effet les secondes élections libres et pluralistes organisées dans le pays depuis la révolution (ayant abouti à la chute de Ben Ali), et même depuis l’indépendance. Ce sont également les premières élections législatives organisées dans des conditions démocratiques et transparentes.
Des élections dont la portée politique est plus importante que l’élection présidentielle qui aura lieu fin novembre.
Lors de ces élections législatives, les Tunisiens ont élu les membres de l’Assemblée du Peuple – le Parlement tunisien est monocaméral, il est constitué d’une chambre unique -, dont procédera le futur gouvernement. Ces deux institutions formeront l’ossature du régime parlementaire prévu par la nouvelle Constitution adoptée en janvier 2014. On assiste donc à la naissance concomitante d’un nouveau régime politique et d’une nouvelle République. C’est un aboutissement d’ordre formel et institutionnel de la Révolution, qui reste à consolider, mais qui ne saurait être minoré.
Il est également important de souligner que les normes en termes de transparence et de respect de la régularité des procédures électorales ont globalement été respectées, comme l’ont confirmé les observateurs internationaux présents sur place. Il s’agit donc d’un point positif pour le gouvernement et l’organisme indépendant qui étaient en charge de l’organisation de ces élections. Ce point est d’autant plus important qu’elles s’inscrivaient dans un contexte sécuritaire tendu, marqué notamment par des confrontations entre les forces de sécurité et des poches djihadistes, notamment autour de Tunis, et alors que des djihadistes se terrent toujours à la frontière algéro-tunisienne.
On s’attendait également à un niveau de participation extrêmement faible du fait du sentiment de désenchantement qui habite les citoyens tunisiens. Celui-ci s’explique par le fait que les avancées démocratiques en matière de libertés politiques et de droits de l’homme n’ont pas été suivies par une amélioration de la situation économique et sociale du pays. Ce décalage nourrit une profonde frustration au sein de la population. L’équation « démocratie : développement économique » ne se vérifie pas. Pis, depuis la révolution, l’insécurité et l’instabilité économique (effondrement de secteurs comme le tourisme, forte inflation, ralentissement de la croissance) et sociale (grèves à répétition, revendications salariales désormais affichées et affirmées) nourrissent un (r)appel à la stabilité et à l’ordre. Le désenchantement est particulièrement aigu dans la jeunesse tunisienne, véritable force motrice de la révolution : elle s’est massivement abstenue à ces élections pour exprimer cette déception. Si le taux de participation est en recul par rapport à celui des premières élections de 2011, il s’est révélé moins catastrophique que prévu, s’élevant à près 60%. Il n’empêche, la défiance des citoyens à l’endroit de la classe politique est prégnante.
Si l’ISIE n’a pas encore rendu de résultats officiels, on sait déjà que le parti arrivé en tête des élections est Nidaa Tounès, qui s’est toujours défini comme le principal parti anti-islamiste, Ennahda arrivant en seconde place. La victoire de Nidaa Tounès revêt une signification particulière. Il ne s’agit pas d’un vote d’adhésion, mais de l’expression du rejet des islamistes. Aussi, la logique du « vote utile » a joué à plein. Sous l’impulsion du charismatique Beji Caïd Essebsi, Nidaa Tounes a réussi à incarner l’alternative aux islamistes, sans proposer de programme politique clair et précis… Ce parti hétéroclite du point de vue de sa composition a pleinement profité de l’aura de son leader, Béji Caïd Essebsi. Ce dernier est en effet un personnage historique de la vie politique tunisienne car il a accompagné toutes les grandes pages de l’histoire du pays (de l’indépendance à aujourd’hui) : il a été partie prenante au régime de Bourguiba, a participé à la mise en place du régime benaliste et même exercé le poste de Premier Ministre pendant la première phase post-révolutionnaire. Il sera également candidat aux élections présidentielles qui se tiendront prochainement et en apparaît comme le grand favori. Malgré tout, son parti présente toutefois le « défaut » de s’être formé en opposition à Ennahda sans disposer d’un programme politique clair : avant d’être un parti laïc, comme on le présente souvent, c’est avant tout un parti anti-islamiste. Sa composition est en conséquence très hétéroclite : on y trouve des personnalités de gauche mais aussi des partisans du bouguibisme et également d’anciens collaborateurs du régime benaliste, ce qui pourrait fragiliser durablement cette structure partisane d’autant plus que ces derniers ne cessent de prendre de l’importance au sein du parti. Il existe un risque de le voir évoluer en parti d’une « contre-révolution de velours ». D’autant que la justice transitionnelle se fait toujours attendre. Celle-ci risque d’être plus délicate encore à mettre en œuvre vu que le parti au pouvoir compte dans ses rangs d’anciens collaborateurs du régime précédent.
Comment expliquer le recul d’Ennahda ?
Ennahda observe un net recul par rapport à son score d’octobre 2011. Cette défaite électorale traduit un fait : le peuple tunisien tient les islamistes pour les principaux responsables de la mauvaise gestion de la période de transition et de l’état actuel du pays (combinant un certain désordre économique, social et sécuritaire auquel la population n’était pas accoutumée). L’exercice du pouvoir a affecté leur crédibilité politique. Malgré les concessions que les islamistes d’Ennahda ont su faire au sein de l’assemblée nationale constituante lors de la rédaction de la nouvelle constitution, la population leur a fait porter la responsabilité des crises qui ont emmaillées les travaux de l’ANC, sur fond de montée de la menace djihadiste. Il faut rappeler que Ennahda a d’abord opté pour le politique de la main tendue aux salafistes (regroupés au sein de Ansar Al-Charia), avant l’assassinat politique de MM. Belaïd et Brahimi, évènements qui vont provoquer finalement la fin de cette stratégie.
Si ce rejet s’est exprimé y compris parmi ceux qui ont voté pour lui lors de l’élection de 2011, il ne doit cependant pas masquer l’existence d’un noyau dur électoral qui a confirmé son soutien au parti islamiste. Les islamistes paient leur gestion défaillante du pays pendant la période de transition. Le suffrage populaire a sanctionné une formation auteur d’une série d’erreurs politiques, qui a fait montre de limites manifestes dès lors qu’il s’agit de quitter la posture tribunicienne pour assumer l’exercice du pouvoir. Ce décalage a coûté le pouvoir aux Frères musulmans désormais bannis du jeu politique dans un régime qui a (re)basculé dans la dictature militaire. Ennahda demeure en vie, politiquement, et semble tirer les leçons de l’expérience des Frères musulmans égyptiens. Il faut ainsi saluer le réflexe du leader d’Ennahda, qui au soir du scrutin a reconnu la victoire de ses adversaires de Nidaa Tounes, coupant court à toute recrudescence de la tension politique dans le pays. L’émergence d’une démocratie est jugée aussi à l’aune du comportement des vaincus. Accepter le résultat du suffrage populaire, c’est accepter le jeu/principe démocratique.
A noter enfin que le phénomène du « vote-sanction » a frappé également les deux partis de centre-gauche qui s’étaient alliés à Ennahda pendant la transition démocratique (ils formaient ensemble la faeuse « troika ») : le Congrès pour la République et Ettakatol. Ce sévère revers électoral vise par ricochet leur leader, respectivement président de la République (Moncef Marzouki) et président de l’ANC (Mustapha Ben Jaafar), également candidats à la prochaine élection présidentielle.
Aucun parti ne disposant de la majorité absolue, que va-t-il maintenant se passer ? Une coalition Ennahda/Nidaa Tounès est-elle envisageable ?
La nouvelle constitution tunisienne prévoit que le parti arrivé en tête des élections législatives a la responsabilité de nommer le futur premier ministre. Cependant, avec le choix de privilégier un scrutin à la proportionnelle, il est quasiment impossible pour un parti de remporter seul plus de la moitié des sièges et d’obtenir la majorité absolue au Parlement. Émergent alors de nouvelles questions : avec qui et comment Nidaa Tounès va-t-il nouer des alliances en vue de gouverner ? La question est d’autant plus aigüe qu’Ennahda n’a jamais fermé la porte à la formation d’un gouvernement d’union nationale. Nidaa Tounès se retrouve ainsi face à deux options : former un gouvernement d’union nationale alliant les franges les plus diverses de la société (des islamistes aux anti-islamistes), en s’alliant à Ennahda, ou bien composer une coalition plus homogène ne comprenant pas le parti islamiste. Le choix est cornélien : d’un côté, les défis auxquels devra faire face le nouveau gouvernement milite pour une solution d’union nationale ; de l’autre, une telle solution – prônée d’ailleurs par Ennahda – risquerait de brouiller définitivement le nouvel échiquier politique tunisien : non seulement il n’y aurait pas d’alternance politique (malgré la défaite d’Ennahda), mais le gouvernement consensuel serait en décalage avec une société profondément divisée et dont une majorité a appelé à la sanction des islamistes.