Les traités de libre-échange transatlantiques contre la démocratie
Depuis plusieurs années, dans la plus grande discrétion, les instances dirigeantes étasuniennes d’un côté, et canadiennes de l’autre, négocient avec l’Union européenne la signature de deux accords de libre-échange qui pourraient marquer l’histoire des relations économiques internationales : le [Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) et le Canada-EU Trade Agreement(CETA). Si la teinte libérale transparaît nettement des premières annonces sur le fond de ces accords, ce sont surtout les inclinations antidémocratiques qui retiennent l’attention, et, en premier lieu, la volonté manifeste d’ériger un système judiciaire extralégal dont la légitimité démocratique est pour le moins contestable.
Outre l’arbitraire du mode d’élaboration et de ratification de ces textes – hors de portée de la société civile et sans obligation légale de ratification par les parlements nationaux européens –, c’est la mise en place d’un Dispute Settlement Panel ou Arbitration Panel (1) (littéralement un jury d’arbitrage ou de règlement de conflit) qui pose un problème politique majeur. En effet, dans chacun de ces traités en préparation, il est question de résoudre les litiges entre investisseurs et États par le truchement d’un tribunal d’arbitrage dont les membres seraient choisis par les deux parties. Autrement dit, si une multinationale estimait qu’un État entrave sa liberté de commerce pour des raisons aussi diverses que son niveau de protection sociale ou ses normes environnementales, elle pourrait demander réparation auprès de ce tribunal spécial. Il résulte que, au nom du libre-échange, un État démocratique pourrait se voir condamné à verser des dommages et intérêts à une multinationale en raison de sa législation nationale – légitime, elle, puisque émanant d’un processus démocratique – par la seule décision d’un tribunal spécial dénué, quant à lui, de toute assise démocratique.
Étonnamment, ce type de règlement de conflits est déjà partiellement en vigueur dans différents traités commerciaux. Ainsi l’OMC a-t-elle pu condamner l’UE à verser plusieurs centaines de millions d’euros pour avoir prohibé l’importation d’OGM ; ou les États-Unis qui ont interdit la mise en vente de tabac aromatisé au bonbon. Mais, avec ces nouveaux traités, l’originalité réside dans la possibilité laissée aux multinationales de saisir ces tribunaux d’arbitrage en leur nom propre afin de poursuivre un État signataire. C’est précisément le projet que caressèrent ces mêmes partenaires avec le Multilateral Agreement on Investment (MAI), enterré à la hâte en 1998 après que furent révélées au grand jour les conditions (secrètes) de sa négociation et, en particulier, les modalités de l’instauration de ces tribunaux spéciaux.
Si l’esprit de ces traités est, selon toute évidence, de revoir à la baisse les normes (sociales, environnementales, sanitaires, etc.) des pays signataires dans le but de libérer les possibilités de profits des multinationales, il révèle par surcroît le poids considérable d’une idéologie prééminente qui, derrière une posture progressiste (le libéralisme), participe d’une réaction politique à rebours des principes démocratiques. Raymond Aron, que l’on peut difficilement soupçonner d’allégeance au dirigisme économique, écrivait ainsi à ce sujet : « Si l’on voulait, à l’époque moderne, avoir un système économique libéral tel que le souhaitent MM. Hayek et Rueff, il faudrait une dictature politique » (2). Et, de fait, il n’est guère surprenant de constater que les traités en cours d’élaboration portent la marque indélébile du libéralisme radical de Friedrich August von Hayek, le théoricien de l’autorégulation de l’ordre social (kosmos), qui préférait soutenir des dictatures en accord avec ses principes économiques plutôt que des démocraties bâties autour d’un État-providence (3).
En mettant sur pied un système judiciaire privé, ces traités concourent tous deux à la réalisation in concreto des vues libérales hayekiennes en ce qu’elles se fondent sur une suspicion principielle à l’égard des velléités régulatrices des États qui entravent « l’ordre spontané » auquel participerait naturellement le marché. En définitive, c’est la démocratie qui est dans la ligne de mire de ces traités en tant qu’elle constitue, par essence, un risque d’instabilité et de mise en péril des intérêts supérieurs des entreprises multinationales. C’est pourquoi il serait inexact d’évoquer ces traités en termes purement « libéraux » car l’idéologie qui les sous-tend s’en distingue sensiblement. Il convient plus rigoureusement de parler d’opérations néoconservatrices, dont l’historien des idées, Daniel Lindenberg, montre bien que, derrière une posture progressiste, elles « aspirent en réalité à la restauration de l’ordre et communient dans une haine sourde des Lumières » tout en se doublant bien souvent « d’une apologie du marché libre et des dogmes néolibéraux »(4).
Aujourd’hui, donc, une question reste en suspens : les négociateurs obéiront-ils au devoir d’informer les citoyens des conséquences de ces traités ? Rien n’est moins sûr. Par principe a priori, « un homme ne peut s’assujettir au pouvoir arbitraire d’un autre », selon le mot de Locke ; encore faudrait-il qu’on l’avisât de cette sujétion.
(1) Pour le cas du CETA, voir les articles 14.1 à 14.11. URL : http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2014/september/tradoc_152806.pdf
(2) Raymond ARON, Cours de philosophie politique, Paris, Le Livre de poche, 1972, p. 215.
(3) Extrait de l’entretien de F. A. von Hayek au quotidien chilien El Mercurio, le 12 avril 1981 : « Personally I prefer a liberal dictatorship to democratic government devoid of liberalism ».
(4) Daniel LINDENBERG, Le procès des Lumières. Essai sur la mondialisation des idées, Paris, Seuil, 2009, p. 9.