Les défis de la politique régionale de la Turquie
Depuis plusieurs mois, il est de bon ton, chez de nombreux commentateurs, d’ironiser, de s’inquiéter pour certains, sur les évolutions de la politique extérieure de la Turquie. L’angle d’attaque de ces critiques est immanquablement de souligner la forte contradiction qui existe entre les déclarations passées, maintes fois répétées, de Ahmet Davutoglu, alors ministre des Affaires étrangères, sur le « zéro problème avec nos voisins » et la réalité actuelle de cette assertion.
Certes, la Turquie connaît aujourd’hui de réelles difficultés dans ses relations avec la plupart de ses voisins. Toutefois, deux remarques s’imposent. La première est que la formule forgée par l’ancien ministre des Affaires étrangères, même si elle a conjoncturellement de fortes difficultés à être mise en œuvre, représentait un formidable changement de paradigme par rapport à la formule « le Turc n’a pas d’autre ami que le Turc », qui a, durant des décennies, été l’un des adages de la politique extérieure turque. Modification donc essentielle dans la perception des Turcs de leur environnement géopolitique. La seconde, même si elle n’absout pas les erreurs de la Turquie, oblige à admettre qu’il est plus complexe d’articuler une politique régionale fluide et raisonnée lorsque que l’on possède pour voisin la Syrie, l’Irak ou l’Iran, plutôt que l’Espagne, l’Italie, la Suisse ou l’Allemagne. Inutile donc de prétendre donner des leçons à la Turquie sans prendre en compte ces données basiques, pourtant visiblement nécessaires à rappeler.
Au cours des dernières semaines, les interrogations se sont concentrées sur les hésitations de la Turquie à participer aux opérations militaires contre l’Etat islamique. De multiples raisons justifient cette posture. Parmi celles qui sont légitimes, on peut parfaitement comprendre que les autorités d’Ankara ne souhaitent pas se retrouver partie à une intervention sous l’égide des Etats-Unis, sans résolution explicite de l’Organisation des Nations unies (ONU) et sans que les objectifs politiques des opérations militaires aient été clairement annoncés. On peut aussi comprendre les inquiétudes turques devant la décision de quelques Etats occidentaux d’armer les groupes de combattants kurdes, notamment le Parti de l’union démocratique, projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation qui continue, dans le même temps, à être classée dans la liste des organisations terroristes par les Etats-Unis et l’Union européenne. La contradiction n’est pas secondaire et nécessite que le processus de résolution politique, donc la mise en œuvre d’un compromis politique, entre l’Etat turc et ledit PKK puisse être mené à son terme dans les meilleurs délais. C’est la condition pour que la question kurde ne devienne pas un facteur supplémentaire de déstabilisation régionale.
D’autres raisons qui permettent de saisir la décision turque sont, pour leur part, beaucoup plus problématiques. La première réside dans les liens tacites qui ont visiblement été établis avec les groupes djihadistes, tels le Front Al-Nosra et Daesh. Cette posture ne peut se comprendre que par l’obsession du gouvernement turc à faire tomber le régime de Bachar Al-Assad depuis l’été 2011. Cet objectif, le même donc que la plupart des Etats occidentaux, a entraîné la politique extérieure turque sur un terrain dangereux. Dans les relations internationales, les ennemis de nos ennemis ne sont pas toujours nos amis et, sur ce point, Ankara a commis une erreur. Les raisonnements binaires ne fonctionnent pas et sont incapables de fournir le cadre de décision prenant en compte tous les paramètres d’une situation infiniment complexe. Ainsi, les erreurs commises depuis plus de trois ans et demi quant à l’appréciation et la gestion de la crise syrienne ont été multiples. Ni Ankara, ni Paris, ni Washington ou Londres n’ont été capables d’évaluer précisément la réalité des rapports de forces en Syrie et de comprendre les dynamiques entre le pouvoir baassiste et les différentes composantes de la société syrienne.
Les positions politiques promues par Ankara sur le dossier syrien, de par leur radicalité et leurs outrances, ont entraîné la Turquie sur une ligne politique dangereuse et contraire à ses intérêts. D’autant que n’est probablement pas absente des préoccupations du gouvernement turc la volonté de constituer un axe sunnite, en d’autres termes la tentation de confessionnaliser, sur ce dossier, la politique extérieure du pays. Erreur funeste : nulle politique extérieure ne peut se construire à partir de considérations religieuses, seuls les intérêts nationaux doivent servir de boussole. La complaisance à l’égard des groupes extrémistes est ainsi devenue problématique, et l’affirmation des groupes terroristes-djihadistes depuis plusieurs mois est devenue incontrôlable.
C’est probablement pour cette raison que le président de la République, Recep Tayyip Erdogan, a enfin clairement indiqué lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU prononcé, le 23 septembre, que la Turquie s’engageait à soutenir la coalition organisée par les Etats-Unis. Décision, en outre facilitée par la libération des 46 otages turcs aux mains de l’Etat islamique depuis le mois de juillet.
On le sait, les révoltes arabes ont été pour la Turquie un test quant à la viabilité de sa politique régionale, « zéro problème avec ses voisins », engagée par le Parti de la justice et du développement. Si son modèle – terme qui, au passage, n’a jamais été utilisé par les dirigeants turcs eux-mêmes – a, dans un premier temps, été mis en avant en tant que porteur des valeurs démocratiques et libérales, les soulèvements successifs dans le monde arabe, et notamment celui en Syrie, ont mis à jour les limites de l’influence turque.
Les appels répétés d’Ankara à l’intervention de ladite communauté internationale dès la fin de l’année 2011 témoignent des difficultés de la politique étrangère turque à endosser le rôle qu’elle voulait incarner : celui d’une puissance centrale, garante de la paix, de la stabilité et de la prospérité de ses voisins, au premier rang desquels son allié syrien d’alors. Les oscillations à l’égard de ses différents partenaires mettent en relief le manque de relais turcs pour peser sur l’avenir de la Syrie. Pour des raisons principalement économiques, la Turquie ne peut en effet rompre avec ses partenaires que sont l’Iran et la Russie. De même, un alignement total sur ses alliés américains et européens mettrait à mal son image dans la région et pénaliserait donc sa marge de manœuvre sur la gestion du conflit syrien.
Ses initiatives diplomatiques en faveur des oppositions syriennes, quitte à flirter avec les extrêmes, ses pronostics pour le moins hasardeux sur la chute programmée de Bachar Al-Assad et ses inflexions successives sur le dossier syrien ont réduit sa capacité à appréhender précisément son environnement proche et à devenir la puissance centrale tant escomptée.