ANALYSES

La régulation des paris sportifs, élément-clé de la lutte contre la corruption sportive (Les enseignements du programme IRIS)

Interview
20 octobre 2014
Le point de vue de Pim Verschuuren

Depuis plusieurs années maintenant, le rôle joué par les paris sportifs (en ligne notamment) dans le phénomène des matchs truqués ne fait plus véritablement débat. Les principales affaires de trucage révélées en Europe depuis le milieu des années 2000 impliquent des prises de paris sur des sites en ligne à envergure mondiale. Ces sites sont connus, il s’agit notamment de SBOBET, IBCBET, 888BET, BETFAIR, etc. Sur ces interfaces vous pouvez parier à tout moment, sur tout type de compétition, et sur de multiples faits de jeux (1). Drainant des millions d’euros par mois, ces sites proposent des « Taux de Retour au Joueur » (TRJ, ce qu’un parieur récupère en moyenne sur sa mise) qui s’approchent des 98%, rendant l’offre particulièrement alléchante (et ce d’autant plus si l’on connait le score final d’une rencontre). Dans un schéma classique de trucage, comme révélé par les grandes affaires comme le Procès Bochum en Allemagne ou le Calcioscommesse en Italie (2), le criminel s’arrange par exemple avec des joueurs d’une équipe pour que celle-ci perde avec plus de trois buts d’écarts. Il pourra ainsi mandater une vingtaine de parieurs pour disséminer des prises de paris sur plusieurs sites, dans plusieurs juridictions et à travers plusieurs comptes-joueurs. Ils pourront parier avant le match mais également pendant la rencontre (« live betting ») en misant notamment sur le nombre de buts marqués au minimum pendant le match, sur l’écart final, sur le nombre de buts minimum à chaque mi-temps, etc. Compte tenu de la grande liquidité du marché mondial des paris sportifs, un criminel peut ainsi réaliser plus d’un million d’euros de bénéfices avec le trucage d’une seule rencontre (pour cela il lui faudra réaliser un investissement d’environ 200 000 euros en pots de vin, salaires et frais des corrupteurs impliqués, mises, salaires des parieurs (3)).


Les paris sportifs peuvent donc représenter un vecteur d’enrichissement considérable pour le crime organisé (ainsi qu’une plate-forme de blanchiment (4)), et c’est pourquoi la lutte entreprise contre la corruption sportive au niveau européen doit inclure la question des paris sportifs.


Le sport européen s’est mobilisé tardivement contre la corruption sportive. Lorsque les premières grandes affaires ont éclaté (Affaire Davydenko dans le tennis en 2007, Affaire Zenit St-Petersburg-Bayern Munich dans le football en 2008), les autorités sportives ont très peu communiqué et les mesures concrètes pour protéger l’intégrité des compétitions ont seulement été appliquées à partir de 2010, lorsque l’accumulation des rumeurs, enquêtes et procès dans un nombre grandissant de pays et de disciplines ont obligé les institutions à réagir. Très vite, le mouvement sportif a été démuni face à l’ampleur du phénomène. Et pour cause : il s’agit de bandes criminelles originaires d’Asie qui nouent des relations avec des organisations criminelles européennes pour truquer des rencontres locales, corrompre joueurs, arbitres ou officiels. Des paris sont enregistrés dans le monde entier, avant que l’argent soit blanchi et recyclé à travers des comptes bancaires offshores puis réinvesti en Europe pour d’autres manipulations. Encore plus que pour le dopage, la menace des paris truqués nécessite donc l’implication et la coopération des services de polices nationaux pour infiltrer les réseaux, réaliser des écoutes téléphoniques, enquêter sur le Web et dans les comptes bancaires etc. Compte tenu de l’importance des paris sportifs, les régulateurs de paris nationaux, les opérateurs de paris et les spécialistes de la surveillance du marché des paris doivent également participer à la mobilisation.


Si les autorités sportives se sont mobilisées d’elles-mêmes, la coopération avec les autres acteurs nationaux ou internationaux a été plus laborieuse. Le programme européen sponsorisé par la Commission et mené par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) avait ainsi pour but de constituer des réseaux nationaux de lutte contre la corruption sportive. 23 séminaires nationaux ont été organisés dans l’Union européenne entre 2013 et 2014 afin de fédérer les autorités nationales concernées, les sensibiliser et enclencher une dynamique nationale de coopération entre les acteurs (5). Par conséquent, outre les autorités sportives (comités olympiques, fédérations, syndicats de joueurs, ministères) et les représentants de la police et justice, le secteur des paris sportifs (régulateurs, opérateurs légaux, monitoring) a été convié aux séminaires. Sa participation aux débats a permis de mettre en valeur les intérêts et les débats liés à la régulation des paris sportifs en Europe, et la menace qu’ils représentent vis-à-vis de l’intégrité sportive.


Il convient de souligner tout d’abord la singularité de la régulation européenne des paris sportifs. Alors qu’au niveau mondial une grande majorité de juridictions interdisent les paris sportifs en ligne, le continent européen a quant à lui opté pour une ouverture du marché.




(1) Présentations IRIS diffusée lors des séminaires européens.


Cette tendance à l’ouverture s’explique de plusieurs façons. Tout d’abord une volonté des Etats de récupérer des rentrées fiscales d’une activité qui existait de fait mais n’était pas légale. Une autre explication tient au principe européen de libre circulation des biens et services (« reconnaissance mutuelle »), qui veut qu’un service autorisé dans une juridiction de l’UE soit autorisé dans les autres pays, même si la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne précise clairement que ce principe ne s’applique pas à l’activité des jeux d’argent et que les Etats peuvent limiter cette activité (de façon proportionnelle) au nom de la protection des consommateurs ou de l’ordre public (6). La Commission européenne toutefois pousse les États à l’ouverture, comme par exemple les Pays-Bas qui s’apprêtent à libéraliser l’activité.


Les débats nationaux sur la pertinence de l’ouverture ont été mis en valeur pendant les séminaires de l’IRIS. Des pays comme le Royaume-Uni, qui ont été les premiers à légaliser les paris en ligne et suivent une ligne libérale, réfléchissent à un éventuel resserrement du marché tandis que beaucoup de pays sont tentés de l’ouvrir. Ici les arguments dépassent le cadre de la protection de l’intégrité sportive, car l’objectif de doper les rentrées fiscales peut être une priorité politique en temps de crise. À Malte, par exemple, où une partie non-négligeable du PIB (plus de 10%) dépend de l’activité des jeux en ligne, l’ouverture du marché, ainsi que la reconnaissance mutuelle au sein de l’Union européenne sont des enjeux vitaux pour l’économie nationale. L’hébergement de centaines d’opérateurs au sein de petites juridictions dont les régimes fiscaux et réglementaires sont particulièrement attractifs, sont pourtant une des clés des troubles à l’ordre public véhiculés par l’activité.




Comment demander aux régulateurs de ces petits territoires offshores de contrôler une activité qui s’étend sur toute la planète et brasse des milliards d’euros chaque année ? Très souvent, ces régulateurs n’en ont ni les moyens, ni la volonté. D’ailleurs, du point de vue des opérateurs, la faible supervision de l’activité participe de l’attractivité de ces juridictions.


Le programme européen de l’IRIS, ainsi que les recherches menées depuis plusieurs années par l’Institut (7), soulignent l’importance d’une régulation responsable des paris sportifs dans la protection de l’intégrité sportive et autres troubles à l’ordre public ou risques vis-à-vis des consommateurs. En effet, aujourd’hui, toute tentative de prohibition au niveau national ne peut être complète puisque la demande de paris sportifs est d’une part trop importante pour être évitée et que grâce à internet on peut, plus ou moins facilement, accéder aux sites illégaux. De plus, la légalisation de l’activité permet de la superviser, la responsabiliser et l’intégrer dans la mitigation des risques. Toutefois, toute régulation est vaine si elle n’engage pas les opérateurs autorisés dans un minimum de contrôle et de responsabilité. Le programme européen de l’IRIS a permis de mettre en valeur que seulement un tiers des pays visités luttent contre les opérateurs illégaux (non autorisés dans le pays). Pourtant les solutions existent. En Belgique, par exemple, une liste noire des opérateurs illégaux est publiée, les interfaces web sont bloquées, les fournisseurs d’accès Internet sont mobilisés et les banques sont interdites d’autoriser des transactions vers ces opérateurs. La France également dispose d’une Autorité des Jeux en Ligne (ARJEL) qui combat assidument l’offre illégale. En outre, seulement cinq pays ont soumis l’offre légale à des restrictions. La Belgique et la Finlande limitent les mises. La France limite le TRJ et interdit les paris sur les matchs sans enjeux ou les paris dits « négatifs », c’est-à-dire qui n’ont pas de lien direct avec le résultat final (nombre de corners, prochaine touche, etc.). En Grèce, les paris sur la deuxième division, considérée à risque, sont interdits. En Italie aussi, l’offre est soumise à des contraintes.


Ces limitations, et le travail de surveillance qu’elles conditionnent, nécessitent un investissement en capital humain et financier. Mais la protection de l’ordre public et du consommateur en dépendent. L’autre enjeu pour les Etats, et qui a souvent été exprimé lors des séminaires, est celui du niveau approprié de restrictions. Pour beaucoup un marché légal trop strict dirigerait de nombreux consommateurs vers l’offre illégale, toujours plus attractive. Toutefois, les exemples précédemment cités montrent que l’on peut arriver à bloquer les opérateurs non-autorisés. Certes, un faible pourcentage de parieurs arriverait constamment à détourner ces obstacles et atteindre les juridictions interdites. Mais il revient aux Etats à effectuer un choix : ne faut-il pas laisser partir une poignée de parieurs (des professionnels du pari, des blanchisseurs d’argent ou autres) vers les opérateurs illégaux afin de protéger et contrôler le marché national et limiter les dérives ? Il s’agit d’un choix politique qui relève plus largement d’un traditionnel débat entre « régulationnistes » et libéraux, débat que l’on retrouve pour d’autres filières économiques.


En ce qui concerne la question de l’intégrité sportive, la surveillance du marché légal peut permettre au régulateur national d’établir des alertes lorsque des prises de paris « irrationnelles » sont repérées, et ainsi dissuader les corrupteurs. Les autorités sportives (internationales ou nationales) contractent également des entreprises pour observer les évolutions de côtes sur le marché illégal et lire les mouvements qui peuvent laisser penser que le marché est manipulé. Aujourd’hui, la grande majorité des mouvements sportifs nationaux sont équipés de ce type d’informations, l’acteur principal sur le marché étant l’entreprise britannique Sportradar. Néanmoins, et pour ainsi revenir à la question de la régulation nationale, l’idéal serait de contraindre les opérateurs à obéir à certains critères communs pour informer les autorités sportives et policières des tentatives de manipulations sur leur propre activité.


L’autre enjeu de coopération nationale est d’entériner une relation entre le monde du sport et le monde des paris sportifs, qui ne sont pas des partenaires habituels, même si dans certains pays les liens de sponsorings sont fréquents. Le mouvement sportif manque de compétence sur les mécanismes de paris sportifs (de nombreuses autorités nationales ignorent même que leurs compétitions sont disponibles en direct sur des sites de paris à l’autre bout de la planète) et le mouvement sportif peut informer le secteur des paris des types de paris qui sont « dangereux » dans leur discipline, ou des listes de personnes interdites de paris. Une coopération, qu’elle soit contractuelle ou non, financière ou non, est ainsi nécessaire et peut être facilitée via le régulateur.


Les bénéfices de la régulation et de la coopération ont ainsi été véhiculés par le programme européen de l’IRIS, mais sont également au centre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la manipulation des compétitions sportives qui est ouverte à signature et ratification depuis le 18 septembre 2014 (8). Dans la continuité des réseaux constitués par les séminaires IRIS, cette Convention appelle à la constitution de plateformes nationales (avec le secteur public, le mouvement sportif et le secteur des paris sportifs) et édicte des règles claires en direction de chaque partie prenante. L’autre avancée considérable de ces négociations (inter-étatiques) a été de fixer une définition du « pari illégal », qui y est défini comme « tout pari sportif dont le type ou l’opérateur n’est pas autorisé, en vertu du droit applicable dans la juridiction où se trouve le consommateur ». La Convention invite aussi les États à interdire certains paris considérés comme dangereux (paris sur des compétitions de mineurs ou les compétitions sans enjeu sportif) et lutter contre le jeu illégal.


Sachant que le phénomène des matchs truqués a émergé en tout juste quelques années, on peut donc se féliciter des compétences et des instruments qui existent aujourd’hui à l’échelle européenne pour mobiliser les autorités compétentes dans la protection de l’intégrité sportive. La régulation responsable des paris sportifs a beau être une étape nécessaire dans la lutte contre la corruption sportive, d’autres enjeux peuvent conditionner le calcul politique et déterminer le choix de régime des paris sportifs. Les différences entre les intérêts et les philosophies nationales expliquent pourquoi toute tentative d’harmonisation communautaire parait difficile. Les négociations pour la Convention du Conseil de l’Europe l’ont d’ailleurs pleinement démontré. À défaut de coopération multilatérale, des pistes peuvent être étudiées pour des coopérations entre régulateurs ou entre les services d’enquêtes nationaux (les coopérations de type Interpol ou Europol restent minimales). Le sport international (CIO, FIFA, UEFA) s’est déjà mobilisé. En ce qui concerne les pouvoirs publics, la ratification et l’application de la Convention du Conseil de l’Europe sont des étapes déterminantes en vue de la protection durable de l’intégrité sportive, objectif qui ne pourra faire l’économie d’une normalisation du marché des paris sportifs.


(1) Rendez-vous par exemple sur le site bet365.com, disponible même depuis la France, pour y consulter leur offre.
(2) Voir le New York Times, Corruption Eroding Level Playing Fields of Europe, 7 January 2011, et The Guardian, Latest Italian match-fixing scandal met with both fury and weary resignation, 28 May 2012.
(3) Ces estimations sont issues d’un cas révélé en Espagne (match de 1ère division espagnole de football).
(4) Voir Christian Kalb et Pim Verschuuren, Blanchiment d’argent : un nouveau fléau pour les paris sportifs ?, IRIS Editions, 2013. (5) Les synthèses nationales réalisées dans le cadre de ce programme sont accessibles sur le site de l’IRIS.
(6) Voir arrêts Schindler (24 mars 1994, affaire C-275/92), Läärä (21 septembre 1999, affaire C-124/97), ANOMAR (11 septembre 2003, affaire C-6/01), Santa Casa, également appelé Liga Portuguesa (8 septembre 2009, affaire C42/07), Ladbrokes (3 juin 2010, affaire C-258/08) et Markus Stoss (8 septembre 2010, affaires jointes C-316/07, 358/07, 359/07, 360/07, 409/07 et 410/07). (7) Voir Paris sportifs et corruption, IRIS éditions, 2012.
(8) 16 pays, dont la France, l’ont déjà signé.


*Cet article a été publié sur la revue en ligne Lexandgaming le 23 août 2014

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