Un pacte social fragilisé dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient
Les évènements récents en Tunisie ont mis en évidence la difficulté des observateurs à relier l’analyse économique au risque social et politique.
La plupart des commentaires mettaient en évidence que l’économie tunisienne était bien gérée et affichait depuis quelques années un bilan macro-économique positif, lui attirant même les louanges du Fonds Monétaire International. Comment donc faire le lien entre ces indicateurs et ce soulèvement social et politique ?
On évoque les conséquences de la crise financière : la récession qui a affecté en 2009 les économies européennes, premiers clients des exportations, a en effet conduit à un ralentissement de la croissance tunisienne de 4,5 % en 2008 à 3,1 % en 2009, entraînant une hausse du chômage de 12 à 13 %. L’économie tunisienne était cependant plutôt en situation de reprise en 2010.
D’autres causes sont évoquées : le taux de chômage élevé des jeunes diplômés ou la récente flambée des prix des aliments de base en répercussion de la hausse des prix sur les marchés internationaux. De nombreux pays émergents ont pourtant des résultats bien pires que la Tunisie en matière de pauvreté et d’inégalités des revenus sans que la situation ne dégénère en crise.
L’économie politique fournit des éléments de réponse. En dépit de l’absence d’ouverture politique, il existe dans la plupart des pays du Maghreb et du Moyen-Orient un contrat social implicite entre la population et les autorités. D’un côté, les autorités proclament qu’elles défendent des valeurs collectives (nationalisme, ordre moral islamique, justice sociale…) auxquelles adhère une majorité de la population.
Parallèlement, ce pacte social a une dimension « cachée » à travers laquelle se déroule une redistribution « clientéliste » des richesses nationales, ce qui signifie que les autorités vont accorder des avantages financiers à des groupes ou des réseaux sociaux qui, en échange, les soutiennent politiquement. Ces opérations de redistribution officieuses résultent souvent de mesures publiques dont l’objectif réel est dissimulé.
Officiellement, des entreprises publiques sont privatisées alors qu’en réalité, il s’agit de confier la direction de telle entreprise à tel ou tel réseau. Des licences d’importation sont accordées avec l’objectif de favoriser ici encore l’enrichissement de certains bénéficiaires. La politique de crédits sert dans certains cas à favoriser tel ou tel groupe qui bénéficie de financements à des taux d’intérêts subventionnés. Ces opérations sont évidemment plus faciles à mener en l’absence de véritables contre-pouvoirs (parlement, presse …).
Or, il peut arriver un moment où la légitimité des valeurs collectives est remise en cause par ces opérations de redistribution « clientélistes ». Ce point de passage est difficile à saisir car il passe par des questions de perception de la situation économique. Le citoyen (cas du jeune chômeur par exemple), confronté à des difficultés économiques quotidiennes, aura ainsi de plus en plus de mal à accepter toutes ces rumeurs de corruption qui remettent en cause sa foi dans le système (l’absence de liberté de la presse renforçant d’ailleurs ces mécanismes de rumeur).
Ceci explique également que les situations de relative prospérité soient également difficiles à gérer pour ces régimes autoritaires. Le chômage ou la dégradation du pouvoir d’achat deviennent de plus en plus difficiles à supporter quand les citoyens lisent tous les jours que leur pays est bien géré ou, comme dans le cas des économies pétrolières, qu’il a accumulé des dizaines de milliards de dollars de réserves de change.
En outre, l’évolution générale des sociétés du Maghreb et du Moyen-Orient renforce les contradictions internes de ce pacte social. L’accroissement du niveau d’éducation et la plus grande ouverture sur le monde grâce aux nouvelles technologies de l’information font qu’il existe une demande d’évolution des valeurs « collectives » vers une plus grande démocratie. Or, cette demande d’un système politique plus ouvert va de pair avec un rejet de plus en plus profond, notamment de la part des jeunes, de ces pratiques clientélistes jugées archaïques.