« Après l’Espagne, d’autres mouvements sont à prévoir »
Pourquoi le mouvement du 15 mai a-t-il pris en Espagne? Alors que les "Indignados" appellent à la poursuite de la contestation et cherchent à étendre les revendications chez leurs voisins européens, quels sont les enseignements à tirer de ce mouvement? Entretien avec Pierre Verluise, spécialiste de géopolitique européenne à l’IRIS.
Ce mouvement de contestation est très intéressant. C’est un contre-coup la crise financière, puis économique et sociale engendrée par la faillite de Lehman Brothers en 2008. Et cette crise a eu pour effet majeur l’augmentation de 7 à 8 millions de chômeurs au sein de l’Union Européenne.
Ce chômage a deux caractéristiques principales : il est de longue durée, et il frappe majoritairement les jeunes (en Espagne, le taux de chômage de 20% en moyenne, et de 40% pour les moins de 30 ans). La crise économique met donc en avant les difficultés des jeunes Espagnols : difficultés d’insertion professionnelle manifestes, mais également d’insertion dans le jeu politique.
Le résultat des élections espagnoles n’est pas étonnant. Les sociétés européennes commencent à être épuisées et traduisent dans les urnes la fatigue de l’effort demandé par les gouvernements. Les électeurs ressentent une inégale répartition de l’effort et ne voient que l’augmentation des inégalités. Face à cette crise économique sans précédent depuis 1945, la responsabilité des gouvernements est historique. Des décisions ont été prises sous l’emprise de la nécessité, et sous la pression des marchés.
Mais quel que soit le gouvernement, il doit faire avec des contraintes inhérentes à la société. En Espagne, c’est le chômage de masse, l’endettement public et la démographie déclinante. Le pays a un taux de fécondité parmi les plus faibles d’Europe et le vieillissement de la population va s’accentuer dans les prochaines années entrainant une diminution du nombre d’Espagnols.
La raison principale c’est le taux de chômage. Le plus important en Europe. A cela s’ajoutent des conditions d’indemnisation peu favorables, et un salaire minimum assez bas (748 €). La pression des marchés a également beaucoup fait. Les Espagnols ont le sentiment qu’il y a des "acteurs sans visage" au-dessus de leurs têtes, qui obéissent à une "rationalité" qui les dépasse. Et leur donne l’impression de ne plus être maitre de leur destin.
Il est à la fois classique et tout à fait légitime de chercher à étendre le mouvement pour les manifestants. Mais si les sociétés européennes sont sur le même calendrier d’éléments perturbants (crise, dette publique), leurs situations ne sont pas les mêmes. Certains pays sont plus "sains", l’Allemagne notamment, d’autres sont en faillite – la Grèce, l’Irlande, le Portugal -, et d’autres sont dans des situations délicates – Espagne, Italie, France.
Cela fait un certain temps que des efforts considérables sont demandés aux populations. Comme pour un marathon, les derniers kilomètres sont les plus durs. Au bout de deux ans d’efforts et de sacrifices, les Européens en ont marre. Mais il n’y a malheureusement pas d’autre perspective pour s’en sortir que de continuer sur cette voie.
L’Union Européenne est plein de paradoxes. En langage politiquement correct, on dit que c’est une puissance économique et commerciale. C’est étrange, car mis à part l’Allemagne, la majorité des pays a une balance budgétaire déficitaire. Et la population est vieillissante, tendance renforcée avec les derniers élargissements de 2004 et 2007. Les politiques mises en oeuvre par certains pays pour agir contre ce problème structurel ont du être abandonnées avec la crise, notamment en Espagne.
Les pays de la zone euro, qui ont plus de mal à s’en sortir après la crise que les autres puissances mondiales, ont beaucoup encaissé. Je suis d’ailleurs surpris qu’il n’y ait pas eu de contestation avant. Il y a de fortes chances pour que cela éclate ailleurs.
J’entends beaucoup de comparaisons avec le Printemps arabe, mais il ne faut par faire d’amalgames. Car si les sociétés européennes sont des démocraties imparfaites, ce sont néanmoins des démocraties et il n’y a pas de commune mesure avec les régimes politiques en vigueur dans le monde arabe.
La question de la participation est très complexe en Europe. Depuis 1979, le Parlement Européen est élu au suffrage universel direct. Or, tous les cinq ans, on constate que la participation chute et le dernier Parlement a été élu par moins de 50% des électeurs. Pourquoi ne pas participer davantage à cette démocratie européenne?
Les défis à relever par la jeunesse sont immenses, sur les plans économiques, sociétaux, stratégiques, diplomatiques,… Plus le nombre de gens qui veulent y participer sera élevé, mieux ce sera. Mais attendons de voir ce qui ressort de ces mouvements de contestation.