« Un lien important s’est brisé. Dans les esprits de beaucoup de Syriens, le régime est déjà tombé. »
«L’importance stratégique de la Syrie est telle qu’il y a en effet des tentatives de manipulation. Il y a des Syriens qui ont pris les armes. Il y a des propagandes mensongères des deux côtés. Mais les régimes de la région, même s’ils ne portent pas Bashar el-Assad dans leur coeur, sont d’abord soucieux de leur propre stabilité. Pour eux, la meilleure solution serait peut-être un Bashar el-Assad très affaibli, qui se maintiendrait néanmoins au pouvoir. Mais l’histoire a sa propre dynamique, l’histoire est en train de s’accélérer. Beaucoup de Syriens n’acceptent plus le chantage du régime. «Après moi le déluge», «c’est moi ou le chaos», sont des slogans désormais rejetés par les jeunes. Ils sont prêts à prendre le risque du changement parce qu’ils pensent que ce régime est irréformable, que toutes les promesses sont de la poudre aux yeux». Cette analyse est livrée par Karim Emile Bitar, chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), directeur de la revue L’ENA hors les murs, professeur de relations internationales et d’histoire des idées politiques, consultant, auteur du livre Regards sur la France, dans un entretien exclusif accordé à AlBalad.
100 jours après que des adolescents eurent inscrit sur les murs d’une école de Deraa le slogan des révolutions arabes : « le peuple veut faire chuter le régime », la Syrie continue de traverser une des crises les plus graves de son histoire, qui fait peser sur elle une véritable menace existentielle. Le régime tient bon, mais il est désormais en sursis, vraiment très ébranlé. Un mythe s’est définitivement fracassé, celui de l’exception syrienne. L’idée, (énoncée par Bachar El Assad au Wall Street Journal fin janvier après la chute de Ben Ali) selon laquelle la politique extérieure de la Syrie (la mumana’a) immuniserait le régime contre une révolution s’est avérée complètement fallacieuse. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il était naturel que le souffle des révolutions arabes atteigne la Syrie. Ces révolutions ne sont ni artificielles ni fomentés par l’étranger, elles sont la résultante de mutations profondes et irréversibles, des mutations démographiques, économiques et sociétales qui sont en train de balayer tous les régimes liberticides et sclérosés.
Qu’ils appartiennent au « camp de la résistance » ou au « camp de la modération » (notions qui sont à mes yeux toutes les deux fallacieuses), tous ces régimes se ressemblent, ont pour seul objectif de se maintenir coûte que coûte au pouvoir, et ils ont montré la même incapacité à s’inscrire dans la modernité, à se libéraliser et à résoudre les problèmes économiques. Les jeunes nés il y a 20 ans, alors que la fécondité était encore élevée, arrivent aujourd’hui en masse sur le marché du travail. La Syrie doit donc créer 200.000 emplois chaque année pour les intégrer. Or l’économie est étroitement contrôlée par quelques oligarques corrompus et liés au régime (les cousins germains du président Rami Makhlouf et Zou Al-Hima Shalish et quelques autres…) De plus, la Syrie a connu un exode rural et une urbanisation rapide. Les jeunes suffoquent et le régime n’a su répondre à ce besoin d’oxygène et de dignité qu’en ayant recours à une répression extraordinairement brutale, déjà près 1500 morts, et plus de 10.000 personnes arrêtées sans la moindre forme de procès. Les « Shabihha » du régime syrien se sont montrés encore plus violents que les « Baltagiya » de Hosni Moubarak. Face à cette répression, le peuple syrien s’est montré héroïque, il n’y a pas d’autre terme.
Le régime se contredit de jour en jour. Les Syriens sont révoltés par la violence mais ont aussi le sentiment d’être pris pour des imbéciles. S’il est vrai, comme le soutient le régime, qu’il y a des groupes salafistes armés, comment expliquer que les rafles touchent aussi et surtout des centaines de jeunes militants laïcs, démocratiques, qui n’ont rien à voir avec les salafistes ? La communication du régime est presque aussi choquante que ses actes. La porte-parole Reem Haddad a cru bon de soutenir que les réfugiés étaient en Turquie de leur plein gré, pour rendre visite à des amis. Voltaire avait forgé l’expression « boeufs-tigres », pour décrire des gens qui sont « bêtes comme des bœufs et féroces des tigres ». On pense souvent à cette expression en observant le comportement des dictatures arabes d’aujourd’hui.
Le discours de Bashar El Assad montre qu’il n’a pas encore pris la mesure de ce qui était en train de se passer. Il parle d’une conspiration ourdie par l’étranger sans oser accuser qui que ce soit ouvertement. Il s’enferre dans l’arrogance et le déni. Il s’accroche car il sait que l’armée lui est encore fidèle, pour des raisons essentiellement communautaires, et que les puissances régionales et internationales ont peu de moyens de pression. Il voit l’enlisement de l’OTAN en Libye.
Cela dit, pour comprendre la crise actuelle et la réaction de Bachar El Assad, pour comprendre la fibre nationaliste et la méfiance de beaucoup de Syriens par rapport aux puissances internationales, il est très important de rappeler certains traumatismes de l’histoire syrienne, qui restent très présents dans l’inconscient collectif et qui permettent d’éclairer le présent. L’Histoire de la Syrie depuis la chute de l’empire ottoman est l’histoire de quelques grands espoirs qui ont été brisés et qui ont été suivis de cuisants désenchantements.
Après que la Grande-Bretagne ait promis aux arabes la création d’un royaume indépendant, après que le chérif Hussein, son fils Faysal et le peuple se soient révoltés contre les ottomans, viennent les accords de Sykes-Picot puis la défaite de l’armée syrienne à Maysaloun en 1920 et la partition du pays en 4 mini-Etats (Damas, Alep, l’Etat alaouite et l’Etat druze). Ce traumatisme reste présent. De même, quelques années après la révolte de Sultan Bacha el Atrache, la France cède à la Turquie, en 1939, le Sandjak d’Alexandrette, et cette plaie ne s’est pas encore cicatrisée puisque depuis que les relations turco-syriennes se sont dégradées il y a un mois, on ressort les vieilles cartes et les vieilles appellations.
Après la guerre, viendront les coups d’Etats qui vont rythmer la vie politique syrienne. Il est important de signaler que le premier coup d’Etat militaire dans le monde arabe eut lieu en Syrie en 1949 lorsque le colonel Husni El Zaim, qui appartenait à la minorité kurde, et qui était un ancien officier de l’armée coloniale française, démet le président Shukri el Kouatli. On a appris plus tard, grâce aux archives américaines et au livre Legacy of Ashes, de Tim Weiner, une histoire officieuse de la CIA, que ce coup d’Etat de 1949 en Syrie avait été préparé avec l’aide de l’ambassade américaine et de la CIA, qui avait pénétré et instrumentalisé certains partisans du pansyrianisme. Porté au pouvoir, Husni el Zaim, décrit dans les archives américaines comme « un voyou sympathique », avait une feuille de route très claire : signer un cessez le feu avec Israël et faire un accord avec les compagnies pétrolières américaines sur la construction du Trans-Arabian Pipeline qui était à l’époque le plus grand pipeline pétrolier du monde puisqu’il devait relier l’Arabie saoudite jusqu’à la ville de Saida au Sud Liban. (ironie de l’histoire, ce pipeline avait été à l’époque construit par l’entreprise Bechtel qui s’illustre encore aujourd’hui en Irak.) Husni el Zaim ne pourra pas mener à bien ses projets puisqu’il fut lui-même très vite renversé par un autre coup d’Etat, perpetré par le colonel Sami el Hinnaoui, puis par le colonel Adib el Shishakli qui abolira le multipartisme en 1951. Le coup d’Etat de 1949, orchestré par l’étranger, avait donc détruit le très fragile système démocratique. Il faut le mettre en parallèle avec le coup d’Etat de 1953 en Iran, contre le premier ministre iranien démocratiquement élu Mohammed Mossadegh, coup d’Etat également orchestré par la CIA et pour lequel Barack Obama a présenté ses excuses officielles lors de son Discours du Caire en 2009. (c’est une autre ironie de l’histoire que de noter que 60 ans après ces deux coups d’Etat américains en Syrie et en Iran, l’axe irano-syrien est devenu un cauchemar pour les Etats-Unis)
Une dizaine de coups d’Etat eurent ensuite lieu en Syrie jusqu’à celui du 8 mars 1963 qui a porté au pouvoir le parti Baas (lequel a tout de suite instauré la loi d’urgence), puis le « mouvement correctif » de 1970, qui a vu Hafez el Assad prendre le pouvoir.
Tous ces événements, et beaucoup d’autres, permettent de mieux comprendre un certain état d’esprit syrien, fait de nationalisme, de paranoia et de grande méfiance vis-à-vis des éventuelles manipulations.
Elles peuvent faire mal mais elles seront loin d’être suffisantes. Les sanctions économiques peuvent contribuer à créer un schisme entre les deux piliers du régime : l’appareil militaro-sécuritaire et les milieux d’affaires sunnites de la capitale. Les sanctions peuvent inciter les commerçants de Damas à lâcher le régime. Mais il faudra du temps pour que ces sanctions commencent à faire leur effet.
Cela m’a fait penser à une phrase du célèbre Benjamin Disraeli, l’ancien premier ministre britannique au 19 ème siècle. Dans son roman orientaliste qui s’appelait Tancred, il évoquait à plusieurs reprises la formule : « le Liban est la clé de la Syrie » (Lebanon is the key of Syria, and the country was never unlocked, unless we pleased.) Pour les puissances occidentales, le Liban a toujours été un moyen d’accès vers l’Hinterland syrien : le Liban est la clé de la Syrie qui est elle-même la clé du Levant. Pour la Syrie, le Liban a servi de poumon économique. Depuis la libéralisation de l’économie syrienne après 2005, le rapprochement avec la Turquie et les accords de Sham-Gen, le Liban a un peu perdu ce rôle au profit de la Turquie, mais il continue d’être très utile à la Syrie pour lui donner de l’oxygène. Les responsables de l’Union Européenne connaissent la complexité de la situation libanaise et savent que le gouvernement actuel à Beyrouth devra coopérer avec la Syrie et ne peut pas de permettre de la gêner.
Vous avez raison de signaler le discrédit total de plusieurs courants présents à l’étranger et qui essaient de récupérer cette révolution. L’ancien vice-président Abdel Halim Khaddam dont tout le monde connaît le passé, n’est sûrement pas l’homme dont a aujourd’hui besoin la Syrie… Le courant de Rifaat El Assad qui avait dirigé le carnage de Hama en 1982 est également mal placé pour incarner l’avenir. Quant au groupuscule d’opposition basé à Washington, il n’est aucunement représentatif et il s’est également grillé en s’alignant avec Israël et avec l’extrême-droite néoconservatrice américaine. Il y a par contre à l’étranger énormément d’activistes et d’intellectuels syriens de grande qualité. Burhan Ghalioun, professeur à la Sorbonne, est devenu très populaire de par ses interventions fréquentes sur Al Jazeera. Des gens comme lui devront contribuer à la relève. Mais en tout état de cause, aucun groupe ne peut prétendre à lui seul incarner une relève crédible. Il faudra passer par un gouvernement de salut public qui réunirait tous les courants, à condition qu’ils refusent la violence et la discorde confessionnelle. Il y a des figures de qualité dans toutes les communautés, y compris des alaouites qui se sont opposés au régime. Les musulmans conservateurs vont bien sûr jouer un rôle, mais il y a beaucoup d’autres courants, laïcs, qui doivent être représentés, des gens comme Yassin El Hajj Saleh, Aref Dalila, Michel Kilo et beaucoup d’autres. Et de nouvelles figures émergeront certainement.
Je pense que deux phénomènes se sont croisés. Il y avait une volonté spontanée et sincère chez les réfugiés palestiniens et leurs sympathisants de ne pas rater le train du printemps arabe et d’y participer eux aussi, de façon symbolique, à travers ces marches pacifiques vers la frontière. Je ne crois pas à la thèse selon laquelle ces manifestants auraient été stipendiés par le régime syrien. Par contre, il est certain que le régime ne s’y est pas opposé comme il l’aurait fait dans le passé. C’était une façon d’envoyer un message à Israël, qui est venu confirmer le message et les menaces à peine voilées qu’avait fait passer Rami Makhlouf dans le New York Times, lorsqu’il avait dit que la sécurité d’Israël dépendait de la stabilité de la Syrie.
Dans la situation actuelle, on voit mal comment le régime pourrait négocier quoi que ce soit sans affaiblir encore plus sa légitimité, qui est déjà au ras des pâquerettes.
L’avenir des minorités religieuses en Syrie est en effet préoccupant. Mais je ne pense pas que le régime les protège. C’était peut-être vrai dans le passé, mais ce n’est plus le cas. Le régime joue sur les peurs et les fantasmes identitaires pour se maintenir au pouvoir. Il embrigade les minorités, les prend en otage. En cas de chute du régime, les risques existent, il ne faut pas le nier. La branche syrienne des Frères Musulmans est assez radicale. Elle a un passé chargé et très peu reluisant. C’est une longue période de transition qui s’ouvre. Mais il faut rappeler que la catastrophe irakienne est surtout due au fait qu’il y a eu une intervention extérieure, une guerre mal préparée, fondée sur des mensonges et des impostures, menée par l’administration Bush, la plus incompétente et la plus dangereuse de l’histoire des Etats-Unis. En Syrie, il n’y a pas encore, heureusement, d’intervention militaire extérieure. Par ailleurs, la Syrie au cours de son histoire a jusqu’à aujourd’hui réussi à échapper au cancer du confessionnalisme à la libanaise. Durant la grande révolte syrienne des années 1920, des syriens de toutes les communautés ont combattu aux côtés de Sultan el Atrache.
L’importance stratégique de la Syrie est telle qu’il y a en effet des tentatives de manipulation. Il y a des syriens qui ont pris les armes. Il y a des propagandes mensongères des deux côtés. Mais les régimes de la région, même s’ils ne portent pas Bashar El Assad dans leur cœur, sont d’abord soucieux de leur propre stabilité. Pour eux, la meilleure solution serait peut-être un Bashar El Assad très affaibli, qui se maintiendrait néanmoins au pouvoir. Mais l’histoire a sa propre dynamique, l’histoire est en train de s’accélérer. Beaucoup de syriens n’acceptent plus le chantage du régime. « Après moi le déluge », « c’est moi ou le chaos », sont des slogans désormais rejetés par les jeunes. Ils sont prêt à prendre le risque du changement parce qu’ils pensent que ce régime est irréformable, que toutes les promesses sont de la poudre aux yeux. Un lien important s’est brisé. Dans les esprits de beaucoup de Syriens, le régime est déjà tombé, il a perdu toute sa légitimité.
Une chute du régime syrien serait catastrophique pour l’Iran. Par contre, plus le régime syrien est affaibli, plus il est dépendant vis-à-vis de l’Iran et donc contraint de suivre la ligne fixée à Téhéran. Mais ce qui menace surtout Ahmadinejad, ce sont les dynamiques intérieures de la société iranienne. Qu’ils soient laïcs ou religieux, anti-américains ou pro-américains, sunnites ou chiites, tous les régimes autoritaires de la région sont en sursis. Toutefois, la période de transition sera longue, houleuse et tumultueuse. Il faudra du sang, de la sueur et des larmes afin de parvenir à la liberté.