ANALYSES

Petite réflexion sur l’histoire en cours

Presse
30 septembre 2011
Kader Abderrahim - L’ENA hors les murs

Un dictateur après l’autre tombe sous la pression conjuguée des forces sociales internes et, dans le cas libyen, de l’intervention militaire occidentale. Impressionné et fasciné, ébranlé et inquiet, le monde observe les révolutions arabes. Quels enseignements politiques tirer de ce grand chambardement ? Que nous enseigne le passé sanglant du Proche-Orient et du Maghreb sur l’avenir de la région ? Comment évaluer les chances d’instauration de la démocratie ?


Si les événements de Tunis et du Caire, de Bahreïn et de Benghazi, de Homs et de Sanaa ont montré quelque chose, c’est bien qu’il n’y a pas de déterminisme culturel. Et qu’il n’y a pas de dictature impossible à abattre.


Personne n’imaginait que l’immolation de Mohamed Bouazizi, ce jeune vendeur tunisien au chômage, allait en quelques semaines conduire à la chute du puissant régime égyptien.


Mais, après Moubarak, quoi ? Et en Libye, la fin de Kadhafi préfigure-t-elle une sorte de «gigantesque Somalie», comme le craint la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton ? Où mène cette nouvelle liberté ? Depuis 1945, une douzaine de guerres internationales, d’innombrables guerres civiles, des milliers d’attaques terroristes et d’attentats politiques ont ensanglanté la région. Si ces conflits s’étaient déroulés ailleurs dans le monde, l’Occident exprimerait sans doute de silencieux regrets et détournerait le regard.


Mais ces combats, politiques et militaires, se produisent dans une région assise sur près de 60% des réserves mondiales d’or noir et plus de 40% de celles de gaz.


Quand le Proche-Orient brûle, l’Occident ne peut pas détourner le regard.


Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait, mais un coup d’œil sur l’histoire permet peut-être de déduire ce que réserve les événements en cours.


Le démembrement de l’Empire ottoman

ll y a cent ans, à l’automne 1911, un major de l’armée ottomane atteint les remparts de Benghazi. Arrive d’Istanbul, il veut reconquérir ces marches de l’Empire. Voilà près de 400 ans que les Ottomans contrôlent l’Afrique du Nord, la Syrie et la Palestine, la Mésopotamie jusqu’au Golfe, la mer Rouge jusqu’à Aden, le Nil jusqu’au Soudan.


Mais les Français ont pris l’Algérie et la Tunisie, les Britanniques se sont emparés de l’Egypte et les Italiens sont en Cyrénaïque.


Des mois durant, le major Mustafa Kemal, ses 150 officiers turcs et ses 8000 mercenaires arabes contiennent une armée de 15000 Italiens sur le littoral libyen.


Mais l’Empire se désagrège ailleurs, dans les Balkans, sur le Danube, dans le Caucase. «Cela n’avait pas de sens d’attaquer l’Italie», écrit-il avant son retour à Istanbul. Il se doute qu’avec la perte de la dernière province d’Afrique s’annonce la fin de l’Empire, et la fin d’une Histoire.


Le temps de la révolte

Cent ans après le voyage du major Kemal en Libye, un autre monde semble surgir sous nos regards ébahis.


C’est en 1915, quand il apparut que l’Empire ottoman se désintégrait que l’idée germa à Paris et à Londres de s’en partager la dépouille en commençant par les provinces arabes.


En juillet de cette année-là, le haut-commissaire britannique en Égypte communiqua au chérif de La Mecque que la Grande- Bretagne était «prête à reconnaître l’indépendance des Arabes dans les régions dont il avait mentionné les frontières».


La grande révolte des Arabes contre les Ottomans commença en 1916, sous le de la sagesse, IE. Lawrence : « Les Arabes sont encore plus inconstants que les Turcs. Traités de manière adéquate, ils ne se développeront pas hors de leur mosaïque  politique, un tissu de petites principautés jalouses et incapables de se fédérer ». Cette vision essentialiste conditionnera pendant un demi-siècle, la vision que les Européens ont des Arabes


En même temps, à Londres, le diplomate britannique Mark Sykes et son collègue français François Georges-Picot se mettaient d’accord pour se partager le butin espéré les régions de Beyrouth, Damas et Mossoul iraient à la France, le littoral arabe du Golfe persique, les provinces de Bagdad et Bassora ainsi que la Palestine à la Grande-Bretagne.


Et le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur James Balfour, promettait à la Fédération sioniste « la création d’un foyer national pour le peuple juif en Palestine».


Des frontières artificielles.

L’Accord Sykes-Picot et la Déclaration Balfour sont les textes fondateurs du Proche-Orient moderne et ils expliquent pourquoi cinq États et un non-État sont, depuis lors, des facteurs de troubles Syrie, Irak, Liban, Jordanie, Israël et Palestine.


Pour les Arabes, ces documents sont une trahison, les frontières artificielles qu’ils tracent, les dynasties et les régimes qu’ils ont mis en place n’ont à leurs yeux aucune légitimité.


Ces divisions sont, aujourd’hui encore, le principal ferment des blocages des sociétés arabes, et de régimes totalement calcifiés.


Après la Première Guerre mondiale et l’occupation alliée de l’Empire ottoman, Mustapha Kemal refuse de voir l’Empire ottoman être démembré par le traité de Sèvres. Avec ses partisans, il se révolte contre le gouvernement impérial et crée un deuxième pouvoir politique à Ankara. C’est de cette ville qu’il mène, à la tête de la résistance turque, la guerre contre les occupants.


Sous son commandement, les forces turques vainquirent les armées arméniennes, françaises et italiennes. Puis ils viennent à bout des armées grecques qui occupent la ville et la région d’Izmir, la Thrace orientale et des îles de la mer Egée.


Après la bataille du Sanganos (aujourd’hui Sakarya), la Grande Assemblée nationale de Turquie lui donne le titre de Gazi (le victorieux) ; il parvient à repousser définitivement les armées grecques hors de Turquie.


Suite à ces victoires, les forces britanniques choisissent de signer un premier armistice avec lui et s’engagent aussi à quitter le pays.


Mustafa Kemal affirme également une volonté farouche de rupture avec le passé impérial ottoman, et met en place des réformes radicales pour son pays.


Inspire par la Révolution française, il profite de ce qu’il considère comme une trahison du sultan lors de l’armistice de Moudras, pour mettre un terme au règne du sultan le 1er novembre 1922, date à laquelle il accède au pouvoir.


Dans les années 1930, sont formulés les « six principes », – laïcisme, républicanisme, étatisme, populisme, révolutionnarisme et nationalisme – qui sont aujourd’hui encore, une source d’inspiration pour de nombreux intellectuels et responsables politiques.


Le kémalisme sera une doctrine qui structurera le pays, et lui permettra de retrouver une place et un rôle politique dans un environnement marqué par le conservatisme et le rejet du progrès.


Un demi-siècle d’immobilisme

Du côté arabe, c’est dans la frustration historique et politique, que les régimes, tentent, pendant des décennies de puiser leur légitimité. Les évolutions actuellement en cours dans le monde Arabe bouleversent les données stratégiques et politiques.


Du Maroc à Oman, de l’Arabie saoudite à la Jordanie, du Yémen à Bahreïn, les peuples exigent ce qui leur revient : justice, prospérité, liberté, participation politique.


Peu de régions du monde sont aussi improductives : l’ensemble des pays arabes, 350 millions de personnes, produit moins que 60 millions d’Italiens. Seuls 3% des Libyens travaillent dans l’industrie pétrolière qui représente plus de 60 % du Pib.


Dans les États du Maghreb, le chômage touche 70 % des jeunes. Un Yéménite sur trois vit avec moins de 2 dollars par jour Tandis qu’entre 1980 et 1999 la Corée du Sud a enregistré 16 000 brevets internationaux, l’Egypte en a annonce 77 dans le même temps.


Quel avenir ?

Seule la Turquie échappe à ce triste bilan : l’économie turque était en 2004 une des vingt premières puissances mondiales, par la richesse produite annuellement. Le pays est en tram de vivre une véritable révolution silencieuse. Le Code pénal et la Constitution ont été refondus, le Code civil a été révisé, et une série de lois visant a réformer l’administration publique a été votée. Ces changements sont certes liés a l’agenda européen, mais ils s’expliquent aussi par l’aspiration croissante des Turcs eux-mêmes.


Un siècle après la dislocation de l’Empire Ottoman, la modernisation de la Turquie lui permet de retrouver une place centrale au Moyen-Orient, et d’être un interlocuteur incontournable pour les occidentaux, comme pour les arabes


Mais, pour la première fois depuis des décennies, une intervention occidentale au cœur de la méditerranée, permet de chasser un tyran. Le revers de cette aventure militaire, c’est qu’elle se produit au moment où les peuples arabes tentent de reprendre leurs destins en mains.


Dans ce contexte, on peut s’interroger sur les véritables visées de l’opération occidentale menée en Libye, et si elle ne risque pas de fournir des prétextes aux dirigeants, encore en place, pour freiner les aspirations populaires.


Comme l’écrivait il y a quelques jours l’éditorialiste du quotidien pan arabe Al Hayat, «bouclez vos ceintures de sécurité», pour qui le voyage qu’entame le monde arabe n’est pas « une promenade d’agrément Le chemin sera long et chaotique ». Un jugement qui se trouve confirmé par les visées stratégiques de l’Europe sur la région.


L’avenir n’est pas écrit d’avance, car, à présent, une opinion publique émerge et se mobilise pour revendiquer des droits et arracher sa liberté. Pour les dirigeants occidentaux, comme pour les régimes arabes chacun est conscient qu’il doit à présent composer avec les nouveaux représentants qui ont conduit les révoltes et les révolutions de cette année 2011.

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