ANALYSES

Les velléités de puissance de la Turquie

Presse
15 octobre 2011
Interview de [Alican Tayla->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=tayla], chercheur à l’IRIS, par Lina Tayeb Kennouche

Alican Tayla, chercheur à l’IRIS et spécialiste de la Turquie et des problématiques identitaires, s’exprime sur l’adaptation de la politique turque à la nouvelle donne régionale, lors d’un entretien accordé à AlBalad. Selon lui, «même si depuis deux années on assiste à des tensions, voire la suspension de quelques accords militaires, il est excessif de parler de gel des relations entre Ankara et Tel-Aviv ou d’une véritable grande crise. Il y a des calculs électoraux de la part de l’AKP et une volonté d’affirmer son influence au Moyen-Orient en tenant le rôle de grand frère des pays arabes… les relations vont reprendre à moyen terme».


Comment analysez-vous la politique étrangère de la Turquie depuis le déclenchement des révolutions arabes ? Y a-t-il eu un changement dans la conception ou dans la pratique de cette politique ?

Pour analyser l’approche de la Turquie dans les révolutions arabes il faut revenir à l’évolution de sa politique étrangère au cours de ces dix dernières années, depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du progrès) et plus spécifiquement la nomination de Davutoglu le 1er mai 2009 au poste de ministre des Affaires étrangères. Nous avons perçu une intention très claire de la part de la Turquie de dynamiser ses relations internationales avec la volonté de devenir une puissance régionale au Moyen-Orient. Les autorités ont, en ce sens, pris de nombreuses initiatives comme la suppression de visas avec différents pays du Proche-Orient. Cette stratégie était incarnée par le slogan zéro problème avec nos voisins. Quand les révolutions arabes ont éclaté en commençant par la Tunisie, de nombreux pays ont été pris de cours et n’ont pas su immédiatement de quelle manière réagir, ce fut aussi le cas de la Turquie. C’était une situation assez difficile pour une diplomatie qui cherche à s’activer davantage et occuper une plus grande place sur la scène internationale. D’une part, sortir de la diplomatie de discours s’est avéré compliqué, c’est ce qui explique les différences de positions et de réactions de la Turquie d’un pays à l’autre. Quand la révolte a éclaté en Tunisie, Ankara a mis extrêmement longtemps avant de se prononcer parce qu’il y a avant tout une volonté de pragmatisme qui marque la diplomatie turque. D’autre part comme on peut le constater par moments, il y a un certain manque de vision. Si la Turquie n’a pas réagi s’agissant de la Tunisie, c’est parce que ces deux pays n’ont pas de liens très étroits sur le plan politique, économique ou géographique. Quand ce fut autour de l’Égypte, la diplomatie turque a encore mis très longtemps à s’exprimer et sur cet aspect on a pu noter que les Turcs étaient toujours alignés sur la position américaine. Quand pour la première fois, le Premier ministre turc a demandé à Moubarak de quitter, c’était une demi-heure après l’appel passé par Barack Obama. L’initiative idéologique et diplomatique faisait défaut. La difficulté de la situation s’est surtout révélée avec l’État libyen. La Turquie a alors essayé de se positionner de manière un peu plus claire mais ce fut un échec. Dans un premier temps, elle s’est opposée assez frontalement à une intervention de l’OTAN pour tenter de gagner de la crédibilité et augmenter son influence au Moyen-Orient, et l’on pourrait en un certain sens trouver cette position cohérente. Mais par la suite, la Turquie a été convaincue par les Américains, et la situation au sein de l’OTAN a été débloquée. Elle a également signé cette intervention sur le territoire libyen. Ankara s’est donc retrouvée en complet décalage par rapport à son discours antérieur. Elle n’a pas fait, dans cette situation, démonstration d’une idéologie à part entière.


Que pensez-vous de la crise diplomatique entre la Turquie et Israël, s’agit-il d’une simple de façade ?

La Turquie est longtemps restée l’allié stratégique majeur d’Israël et je pense que de manière organique, la situation n’a pas fondamentalement changé. Elle a été le premier pays à reconnaître Israël en 1948, et les relations ne se résument pas à un partenariat économique, elles sont également stratégiques et militaires. Même si depuis deux années on assiste à des tensions, voire même la suspension de quelques accords militaires, je pense qu’il est excessif de parler de gel des relations entre Ankara et Tel-Aviv ou d’une véritable grande crise. Il y a des calculs électoraux de la part de l’AKP et une volonté d’affirmer son influence au Moyen-Orient en tenant le rôle de grand frère des pays arabes. La Turquie cherche aussi à renforcer sa présence internationale, par exemple au sein de l’ONU, en se positionnant comme le défenseur de la cause palestinienne. Cela faisait un moment qu’elle tentait de jouer un rôle de médiation dans le conflit israélo-palestinien et jusque-là cela ne fonctionnait pas vraiment. L’attaque de la flottille était une occasion pour la Turquie de critiquer ouvertement Israël et cela de manière plus légitime. Ils veulent continuer à jouer cette carte qu’ils ont en main. Mais tant que les États-Unis ne changeront leur position d’allié naturel d’Israël, la Turquie restera relativement isolée dans cette position. On peut donc voir dans cette attitude une volonté principalement politique orientée à la fois vers l’interne et la région du Moyen-Orient, ainsi qu’un effort pour asseoir le rôle de la Turquie comme puissance régionale qui aurait la capacité de conduire des médiations notamment en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien.


Pendant longtemps la priorité politique de la Turquie était son adhésion à l’UE. La diplomatie turque a-t-elle aujourd’hui renoncé à cette ambition ?

Durant des années on parlait de cette politique d’adhésion à l’UE, et on l’a qualifiée de politique d’État au-dessus des partis. Le processus s’est véritablement accéléré à partir de 1999 au moment de la reconnaissance par le Conseil européen pays candidat à l’adhésion. Ankara a alors lancé un certain nombre de grandes réformes, dans la foulée, l’abolition de la peine de mort. Cette dynamique était déjà engagée lorsque le parti AKP est arrivé au pouvoir avec pour principal slogan cette promesse d’adhésion à l’UE. Aujourd’hui quand on porte un regard sur le court terme, on a l’impression que l’AKP est plus ou moins responsable du gel des négociations et l’on oublie que la carte de l’UE était un moyen de légitimer l’arrivée au pouvoir d’un mouvement islamiste dans un pays où l’électorat islamiste ne représente absolument pas une majorité. Ce parti a eu comme rôle de restaurer les couches libérales, le patronat, les intellectuels et c’est avec les voix de ces couches sociales différentes rejoignant celles des conservateurs qui constituent la base véritable de l’AKP que ce parti a accédé au pouvoir. Par la suite, l’AKP a poursuivi des réformes en vue de l’adhésion à l’UE. À partir de là, il y a une double responsabilité que chaque partie essaie de rejeter sur l’autre. D’un côté, l’Europe après l’accession au pouvoir de Nicolas Sarkozy et d’Angela Merkel, a changé de position vis-à-vis de la Turquie (le chef de l’État français a déclaré son opposition ferme à l’entrée des Turcs peu importe l’issue des négociations et des réformes). La partie turque s’est retrouvée dans une situation où elle s’est sentie trahie. Ce revirement a grandement décrédibilisé l’objectif de l’adhésion de l’UE aux yeux de l’opinion publique turque, aujourd’hui seul 40 % de la population soutient encore cette initiative contre 70% au moment de l’arrivée au pouvoir de l’AKP. D’un autre côté, ce parti qui a plusieurs fois gagné les élections et renforcé son pouvoir, éprouvait moins le besoin de recourir à cette carte de l’UE comme moyen de légitimation. Cette question de l’adhésion à l’UE a perdu de l’intérêt dans le débat politique en Turquie, comme on a pu le constater lors des dernières élections législatives, où elle ne faisait plus partie des principaux enjeux, d’ailleurs aucune formation politique ne s’est clairement prononcée sur ce point. Cependant, je ne suis pas en désaccord avec ceux qui prétendent que les initiatives de la façon de tourner définitivement le dos à l’UE. Premièrement parce que la stratégie générale adoptée par la Turquie, la rend plus attrayante aux yeux de l’Europe. L’UE est beaucoup plus intéressée par un pays qui a un véritable rôle de médiation, et qui pourrait incarner un pont culturel entre les pays occidentaux et le monde arabe. Deuxièmement, ce n’est pas parce que l’on multiplie les pistes, économiquement, politiquement et stratégiquement qu’on ferme la porte à ce projet. Pour moi les deux ne sont pas incompatibles. Qu’il s’agisse de la politique actuelle ou de l’intention réelle de la Turquie, je ne crois pas qu’elle ait renoncé à son adhésion à l’UE.


Quel crédit accordez-vous à la thèse qui avance que la Turquie participe aujourd’hui aux côtés de l’Arabie saoudite à l’organisation de la contre-révolution dans le monde arabe pour orienter les évolutions en cours ?

Depuis le début des révolutions dans le monde arabe on parle de modèle turc dans la presse occidentale. Les dirigeants turcs ont essayé d’être prudents avec cette approche qui est problématique à plusieurs égards. Si l’on parle de modèle turc, quel serait le repère ? Si l’on fait référence à un pays dont la majorité de la population est musulmane mais qui reste foncièrement laïque dans le fonctionnement des institutions, dans ce cas-là, la laïcité en Turquie est assez différente dans sa conceptualisation de la laïcité française, par une centralisation de la question religieuse sa soumission au contrôle de l’État avec comme garant l’institution militaire qui n’hésitait pas jusque-là à intervenir sur la sphère politique lorsqu’elle estimait que la laïcité était en danger. Il ne faut pas non plus oublier que malgré les 3 coups d’États qui ont eu lieu en Turquie, elle a connu un multipartisme constant depuis les années 40 et ce n’est pas un système que l’on peut mettre en place du jour au lendemain dans les pays qui ont connu des régimes dictatoriaux de plusieurs décennies. À l’évidence, cette question de modèle turc comporte de nombreux problèmes par rapport à la réflexion générale, sans parler des nombreux problèmes démocratiques qui subsistent en Turquie. Je fais allusion à la question kurde, aux dizaines de journalistes qui sont détenus injustement en prison, au barrage électoral de 10% qui institutionnellement empêche la plupart des groupuscules de gauche ou des partis kurdes d’accéder au pouvoir sans un recours à des moyens extrêmement sophistiqués pour se faire représenter. En revanche, s’agissant de l’intérêt que la Turquie porte à ce rôle de modèle ou d’exemple dans la région, sur ce point on constate qu’elle mène une politique pour tenter de s’imposer comme une puissance régionale et carrefour entre l’Orient et l’Occident. Les Turcs voudraient jouer ce rôle de modèle pour les pays en transition démocratique même s’ils ne l’expriment pas exactement de cette manière. C’est aussi un modèle qui accommoderait les États-Unis dans la mesure où il empêcherait l’arrivée au pouvoir de partis foncièrement islamistes, cela garantirait des relations diplomatiques plutôt apaisées avec les futurs régimes arabes. La Turquie a donc un regard qui est tourné vers les pays en plein processus révolutionnaire. Pendant très longtemps, notamment l’ère du gouvernement plus kémaliste, la politique de la Turquie était tournée presque exclusivement vers l’Occident et il y avait un certain mépris vis-à-vis du monde arabe. Cela a changé avec la diplomatie de l’AKP. Ce mépris occidentaliste a laissé place à une certaine supériorité fraternelle avec cette volonté de la Turquie de s’affirmer comme le grand frère des pays arabes qui devrait avoir un rôle déterminant dans les relations régionales.


Dans ce cadre-là y a-t-il une certaine rivalité avec l’Iran ?

La Turquie est profondément impliquée dans le système occidental. Elle fait partie de l’OTAN, c’est un allié majeur des États-Unis, malgré ses tensions avec Israël, elle reste plutôt proche de ce pays, et les relations vont reprendre à moyen terme. Ce n’est absolument pas le cas de l’Iran. Si ce dernier veut jouer un rôle de puissance régionale, c’est par une politique totalement différente du rôle que peut se donner la Turquie. Ankara est obligé de recourir systématiquement à la carte de «pont entre Orient et Occident», elle n’a pas d’autre choix. Sa diplomatie de l’apaisement est beaucoup plus importante, nécessaire et indispensable. Sur un plan plus large que le Moyen-Orient, l’Iran reste tout de même assez isolé malgré le soutien ponctuel du gouvernement russe ou chinois. La Turquie dispose d’une plus grande marge de manœuvre dans la conduite de sa politique régionale.

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