Un état des lieux de l’extrême-droite en Europe
A l’approche des élections présidentielles en France, Touteleurope.eu publie une série d’entretiens sur les familles politiques en Europe. Premier volet : un état des lieux de l’extrême-droite européenne avec Jean-Yves Camus, politologue et chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des nationalismes et extrémismes en Europe.
Vaste sujet, qui divise depuis longtemps les théoriciens de la science politique ! Il existe beaucoup de définitions de l’extrême-droite, mais aucun consensus sur la batterie de critères qui permettraient d’y ranger un parti de manière définitive.
On peut toutefois s’entendre sur ce qui ressemble à un socle commun, valable du moins pour les années 1990-2000. La première dimension commune à tous les partis de cette famille, c’est le nationalisme, et au-delà l’ethnocentrisme. Ce dernier consiste à diviser l’univers en deux catégories : un "Nous" positivé, et "Les autres", sinon dévalorisés du moins désigné comme n’ayant pas les mêmes droits civiques et étant par nature incapables s’intégrer totalement à la Nation.
Insensiblement, les années 1980-1990 ont vu ces partis évoluer vers un "ethnodifférentialisme", l’idée selon laquelle les cultures ne sont pas hiérarchisées de la plus valable à la moins respectable, mais que chacune a une valeur intrinsèque et un droit propre à s’épanouir, à condition que ce soit sur un territoire donné qui lui est propre, et sans se mélanger aux autres. On passe donc d’une théorie de la hiérarchie (les concepts de supériorité/infériorité des races sont définitivement abandonnés) à celle d’une différenciation des ethnies et des valeurs.
Second marqueur idéologique commun : l’opposition aux élites. Le "bon vieux" populisme, qui divise en deux la nation entre le peuple et les élites, est une vieille tradition de cette famille politique. De plus en plus, on trouve également une dénonciation de la mondialisation, décrite comme une machine à "casser" les nations via une palette d’actions : la création de l’UE et la disparition du contrôle aux frontières, la mise en place de l’euro, l’immigration comme moyen imaginé par l’élite financière pour avoir une main d’œuvre plus malléable… Ces thèmes se retrouvent également (sauf le dernier) dans une certaine gauche radicale, mais avec une différence fondamentale : pour l’extrême- droite ces actions participent d’un "projet mondialiste" concerté alors que pour l’extrême- gauche, elles sont des conséquences mécaniques de la logique du capital.
Jusqu’aux années 2000, on pouvait établir des filiations idéologiques entre l’extrême-droite des périodes précédentes et les partis contemporains : Vlaams Belang flamand, FPÖ autrichien, FN français, MSI italien… c’est aujourd’hui beaucoup plus difficile. Les acteurs des décennies précédentes disparaissent, et les références aux régimes totalitaires des années 1930-40 sont, dans la psychologie collective européenne, frappées d’une charge négative. Se réclamer aujourd’hui du fascisme relève du suicide politique, quand ce n’est pas interdit par la loi… On assiste donc à une évolution des postures et des discours vers quelque chose d’un peu plus fin, qui situe un certain nombre de partis à la charnière des droites conservatrices et de ce qu’on a coutume d’appeler l’extrême-droite.
Il existe plusieurs sous-familles. Certains petits mouvements se rattachent encore au fascisme traditionnel, comme Forza Nuova en Italie ou les phalangistes espagnols. Seul le NPD allemand, qu’on peut inclure dans cette tendance avec quelques réserves (la constitution allemande lui interdit notamment de se réclamer du nazisme), parvient à faire élire ses membres dans plusieurs parlements régionaux.
Sont également en déclin les partis non fascistes appartenant à la vieille extrême-droite. Le British National Party (BNP) y appartient incontestablement, de par le caractère assez "cru" de sa vision des questions ethniques, les déclarations négationnistes de certains de ses membres…
Mais les partis qui font les meilleurs scores sont les partis de la droite populiste xénophobe, ethnodifférentialistes, qui n’ont pas de filiation avec l’extrême-droite traditionnelle : les partis scandinaves norvégien et danois, les "Vrais Finnois", le PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, l’UDC suisse et la Ligue du Nord italienne. Il s’agit de scissions de la droite conservatrice, effectuées à partir d’un refus du multiculturalisme, de l’Europe et de la démocratie représentative en lui préférant la démocratie directe. Ce n’est pas la même matrice.
Il est quasiment impossible, en raison même du nationalisme qui les anime, de réunir ces formations de manière durable autour d’une même table ! Il y a eu plusieurs tentatives au Parlement européen, notamment avec l’Alliance européenne des mouvements nationaux pilotée par Bruno Gollnisch, mais qui ont tourné court. Leur motivation venait plus des avantages généreux offerts par l’institution aux groupes politiques constitués que d’une réelle volonté de forger des liens transnationaux.
Il existe encore des structures de ce genre sans réelle importance pratique, tels l’Alliance européenne pour la liberté qui rassemble le FPÖ autrichien, l’UKIP britannique eurosceptique, le Vlaams Belang flamand, les Démocrates suédois et le FN depuis l’automne 2011. C’est elle qui a invité Marine Le Pen à Vienne le 27 janvier 2012.
Ce sont généralement des relations de concurrence, mais dans certains pays la "nouvelle" extrême-droite conclut des accords avec la droite pour accéder aux responsabilités gouvernementales : le FPÖ autrichien en 2000, la Liste Pym Fortuyn aux Pays-Bas en 2002 (à laquelle succède le soutien de Wilders à la coalition de droite en échange de mesures gouvernementales ciblées… un type d’accord également conclu par le précédent gouvernement danois).
C’est l’un des grands changements de cette famille : les partis d’extrême-droite font désormais preuve d’une grande souplesse sur la possibilité de gouverner avec eux. Et pour cause : on ne peut pas capter 15% des voix pendant 20 ans sans que les idées qui motivent l’électorat n’influencent la politique nationale.
Il y a un peu de nouveau, notamment avec Marine Le Pen qui, semble-t-il, réussit à élargir la base électorale du mouvement. Il s’agit cependant d’une estimation faite à partir du seul scrutin depuis que Mme Le Pen a pris la présidence du parti en janvier 2011 : les élections cantonales, qui sont un étalon de mesure discutable.
La prochaine élection présidentielle nous en dira plus, même si les sondages indiquent déjà que ce parti reste dominant dans l’électorat ouvrier mais perce également dans certaines catégories de population : les jeunes de 18 à 24 ans (18% des intentions de vote), une augmentation du vote des femmes également, des classes moyennes inférieures… une telle attraction de l’électorat de la droite classique par l’extrême-droite avait déjà été constatée dans les pays scandinaves et au Bénélux.
Les mesures qui ne tiennent compte que de la représentation parlementaire sont un peu faussées : les systèmes en vigueur dans un certain nombre de pays freinent l’élection des partis minoritaires. En Allemagne, le seuil électoral de 5% au niveau national interdit au NPD, parti essentiellement présent à l’est, d’obtenir des sièges au Parlement. En Italie la loi électorale a été modifiée par Silvio Berlusconi en 2011 : les petits partis fascistes qui maintenaient, bon an mal an, un député ou un sénateur, ne sont plus représentés. Le système électoral britannique est également particulier : l’élection législative à un tour interdit au BNP d’obtenir le moindre siège malgré des scores honorables.
On constate à l’inverse que plusieurs partis non représentés au niveau national, dont le BNP, ont obtenu des sièges aux élections européennes, dont le mode de scrutin est proportionnel. C’est pour cette raison que le FN lui-même a obtenu des sièges aux législatives de 1986, avant que l’on passe au scrutin majoritaire.
Si l’on regarde maintenant la carte, l’extrême-droite obtient de bons scores en Europe du Nord, au Bénélux, en France, en Suisse, en Autriche et enfin en Italie avec un électorat spécifique centré sur le Nord du pays pour la Lega nord. A l’inverse, elle est particulièrement faible en Espagne et au Portugal, où le souvenir des dictatures est encore vivace mais aussi parce que la droite conservatrice a très bien absorbé le franquisme et le salazarisme. Cela donne des partis très "droitiers", mais ne laisse pas d’espace à la droite de la droite.
C’est enfin une famille politique qui prospère en Europe centrale et orientale, mais pas nécessairement de manière durable. L’extrême-droite polonaise est brièvement entrée au gouvernement en 2007, elle a été laminée depuis. Elle n’existe pas en République tchèque, et s’est fortement affaiblie en Roumanie. En Hongrie, le parti Jobbik campe sur les fondamentaux de toujours, mais le plus important est la transformation du Fidesz, fondé par des dissidents centristes, en un prototype de droite conservatrice de moins en moins démocrate-libérale.
Je suis assez sceptique sur ce sujet. Il faut savoir de quoi l’on parle : d’une normalisation juridique ou morale ? D’autre part qui la décrète : le parti lui-même qui s’autoproclame "normalisé" afin d’obtenir des voix, ou les observateurs de la vie politique qui ont une certaine légitimité scientifique à juger sur des critères objectifs ?
Dans certains cas il y a possibilité de réelle mutation, les partis ne sont jamais fermés ad vitam aeternam dans la catégorie politique à laquelle ils ont appartenu. Par exemple le mouvement de l’ancien fasciste Gianfranco Fini est devenu un parti de la droite démocratique. Mais il ne suffit pas de proclamer la normalisation pour qu’elle soit vraie. Concernant le FN, je ne nie pas le chemin qui a été parcouru, notamment l’abandon du négationnisme et même de l’antisémitisme par sa présidente, mais les positions de sa dirigeante ne peuvent constituer le seul étalon de mesure du caractère démocratique d’un parti.
On ne peut pas faire de corrélation complète entre la crise et l’émergence de l’extrême-droite. Prenons l’Irlande : le pays a subi une récession économique considérable, et pourtant l’extrême-droite y est très faible. Pourquoi ? Parce qu’un certain nombre de valeurs traditionnelles (famille, religion, un certain nationalisme…) y sont inscrites dans l’ADN de l’ensemble des familles politiques, et pas seulement à droite.
On ne peut pas non plus parler de "lame de fond" des partis extrémistes en Europe : certains sont profondément enracinés depuis plusieurs décennies, comme le FN qui obtient régulièrement plus de 10% des votes depuis les années 1980, d’autres connaissent des fortunes extrêmement variables. Ce sont en tout cas, contrairement à ce que l’on pouvait penser dans les années 1980, des partis qui ont montré qu’ils avaient de l’avenir.
Les raisons sont à chercher du côté de l’essoufflement de la social-démocratie en Europe, et des difficultés de la droite libérale et conservatrice à renouveler son logiciel idéologique libéral, qui montre ses faiblesses en période de récession.