Retour sur le catch 22 libyen et ses conséquences
Sur un bombardier au large d’une île méditerranéenne durant la seconde guerre mondiale, le capitaine d’aviation John Yossarian est témoin des ravages du militarisme débridé, de l’hubris et de l’incompétence de sa hiérarchie, de l’absurdité de la guerre. A chaque sortie aérienne, il risque inutilement sa vie pour obéir aux ordres d’un colonel uniquement préoccupé par l’obtention d’une promotion. Le seul moyen pour lui d’échapper à l’enfer : se faire déclarer fou. Un seul problème, l’article 22, qui stipule : « Quiconque veut se faire dispenser d’aller au feu n’est pas réellement fou. »
Et bien évidemment quiconque est réellement cinglé ne fera pas la démarche de remplir le formulaire pour se faire déclarer fou. Dilemme inextricable, cercle vicieux, alternative maudite et absurde où l’on sort nécessairement perdant à tous les coups : c’est l’histoire de Catch-22, livre du romancier américain Joseph Heller, devenu un classique de la littérature américaine et un manifeste des opposants à la guerre du Vietnam. L’expression Catch-22 entrera dans le langage courant comme synonyme d’une « No-Win Situation ».
C’est précisément à un dilemme perdant-perdant de type Catch-22 que fut confronté le monde, au sujet de la situation libyenne, durant la seconde quinzaine du mois de février 2011. Le 17 février 2011, soir 33 jours après la chute du tunisien Ben Ali et six jours après la chute de l’égyptien Moubarak, se déroulait, devant la cour d’appel de Benghazi, la première manifestation d’envergure contre le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, au pouvoir depuis 1969. Galvanisés par les deux révolutions voisines, exaspérés par les projets de succession dynastique et par la très inégale répartition de la rente pétrolière, les jeunes de la Cyrénaïque lancent leur insurrection. Une dizaine de journées plus tard, le bilan de la répression est déjà lourd : Human Rights Watch estime le nombre de morts à cette date à 295 personnes, majoritairement des non-combattants. Mais certains médias avaient lancé le chiffre de 6.000 morts, et les discours du chef de l’Etat libyen et de son fils, dénonçant les « rats » de l’opposition et menaçant de faire couler des « rivières de sang » tournaient en boucle sur les médias occidentaux. Quant à l’insurrection, elle déborde très vite du cadre jusque-là pacifique du printemps arabe puisque la militarisation de la révolution libyenne est rapide. On est déjà dans une situation de guerre civile.
Ne rien faire, c’était prendre le risque (certes inquantifiable) de voir l’insurrection de Benghazi noyée dans le sang, et certains ne manquaient pas de rappeler le souvenir du sombre scénario de la Guerre d’Espagne lorsque la non-intervention avait permis la chute de Madrid et l’écrasement des antifranquistes. Ne pas intervenir et laisser Kadhafi reprendre la main, c’était aussi faire peser de lourdes menaces sur les révolutions tunisienne et égyptienne, puisque Kadhafi s’était publiquement désolé de la chute de ses deux homologues, qu’il avait déjà commencé à soutenir les forces contre-révolutionnaires en Tunisie, et cherchait les meilleurs moyens de déstabiliser l’Egypte de l’après Moubarak. Dans ce cas d’école de Catch-22, l’autre choix était également un choix perdant : entrer en guerre, c’était risquer de causer la mort de milliers de victimes innocentes, c’était aussi sortir du cadre du printemps arabe, qui a enthousiasmé les jeunes du Golfe jusqu’à l’Atlantique précisément parce que les dictatures tombaient sans interventions militaires extérieures, contrairement au triste exemple irakien. C’était donc retomber dans une logique néoconservatrice qui croit en la possibilité de transformer le réel par la violence, et dans une logique orientaliste qui voit des dirigeants occidentaux jamais dénués d’arrière-pensées, appuyés par des experts « embedded » et des intellectuels de cour, venir débouter une caricature de « despote oriental » – qu’ils avaient précédemment soutenu -, prétendre apporter la liberté et les lumières aux peuples arabes, puis repartir après avoir laissé derrière eux carnages et désolation. Comme si le même scénario devait se répéter à intervalles réguliers, depuis l’expédition d’Egypte de Bonaparte en 1798 jusqu’à la Libye en passant par la guerre d’Irak de George W. Bush. Comme le dit Rony Brauman, l’intervention libyenne était aussi « la réhabilitation de la guerre comme mode de règlement des conflits » et conduisait à « plus grave, redonner ses lettres de noblesse à la notion de guerre préventive ». Selon Brauman, le scénario libyen procède « d’une sorte de néo-maoïsme selon lequel la démocratie est au bout des missiles du « monde libre » », c’est une « réhabilitation, du moins théorique, de la guerre juste », notion fumeuse à ses yeux.
Toujours est-il que lorsqu’il a fallu, début mars, trancher entre ces deux mauvais choix, c’est la France qui fut en première ligne pour défendre le principe d’une intervention en Libye et qui obtint gain de cause. Les Etats-Unis, rappelons-le, étaient initialement très réticents : aussi bien le Pentagone que le président Obama ne souhaitaient pas engager les Etats-Unis dans une nouvelle guerre. Vacciné par la période bushiste, le secrétaire à la défense Robert Gates, par ailleurs ancien directeur de la CIA, avait quant à lui déclaré deux mois auparavant que quiconque suggèrerait à un président une nouvelle intervention militaire dans le monde musulman devrait se faire soigner pour maladie mentale. Ce n’est donc pas aux Etats-Unis mais cette fois-ci en France qu’il s’est trouvé un intellectuel de télévision pour convaincre un président de la République, lui-même enfant de la télévision, qu’il n’y avait d’autre alternative que le recours à la force.
S’il ne faut bien sûr pas exclure une part de sincérité dans cet engagement, il ne faut pas non plus passer sous silence les arrière-pensées politiques ou électoralistes. Chez Nicolas Sarkozy, il y avait d’abord la volonté de faire oublier la désastreuse gestion des révolutions tunisienne et égyptienne, et le soutien apporté aux dictateurs jusqu’à la dernière minute. Il y avait aussi la volonté de faire oublier la lune de miel avec Kadhafi des années 2007-2010 et la tente plantée par le guide libyen dans les jardins de l’Hôtel de Marigny. Il y avait finalement chez ce président bonapartiste, adepte d’une politique de la virilité, une volonté de faire un coup, de se poser en chef de guerre et de marquer l’histoire. « Depuis Lawrence d’Arabie, jamais un pays occidental n’avait tendu la main à la rue arabe», dira-t-il, cité le 7 septembre 2011 dans Le Figaro, journal qui s’autorisa ce jour-là une rare impertinence en ajoutant que le président avait tenu ces propos « sans rire ». C’est peut-être également ce complexe de Lawrence d’Arabie, qui a fait fantasmer tant d’aventuriers depuis des décennies, qui explique l’engagement de Bernard-Henri Lévy, ainsi que sa volonté de singer Jean-Paul Sartre et André Malraux, d’avoir le sentiment grisant de tutoyer l’histoire et d’influer sur un événement, à défaut d’avoir réussi à marquer un tant soit peu l’histoire de la pensée. Dans un système présidentialiste comme le système français, face à un adversaire aussi caricatural et aussi unanimement détesté que Kadhafi, la cause fut rapidement entendue. Quelques voix discordantes comme celles de Tzvetan Todorov, de Rony Brauman et du journal en ligne Mediapart se firent entendre mais furent vite submergées par une « rhétorique d’intimidation » tendant à présenter ceux qui exprimaient un scepticisme quant au bien-fondé de la guerre comme étant des suppôts de Kadhafi.
Les Etats-Unis ayant finalement donné leur feu vert et choisi d’adopter la stratégie dite de « leadership from behind », la Russie et la Chine ayant décidé de s’abstenir malgré leurs réticences habituelles à ce type de mission, la Ligue arabe étant pour une fois unie par son hostilité à Kadhafi, la résolution 1973 fut votée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, ce qui rendait cette guerre légale. Mais très vite, cette légalité allait être entachée par un déficit de légitimité. En effet, cette résolution appelait à un cessez-le-feu immédiat. Or, les propositions de cessez-le-feu avancées par l’Union Africaine ou par les pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), furent très vite rejetées, et les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France adoptèrent une interprétation très extensive, sinon abusive, de la résolution, puisque dans une tribune conjointe, Obama, Cameron et Sarkozy, appelèrent ouvertement à la chute de Kadhafi, et donc au « regime change », au-delà du principe de « responsibility to protect » initialement invoqué. En prenant ainsi des libertés avec le droit international, les pays occidentaux compromettaient l’avenir du multilatéralisme puisque les Russes et les Chinois, estimant avoir été bernés, refusent désormais de voter une simple condamnation verbale de Bachar El Assad, alors même que la situation en Syrie dégénère et que le bilan humain atteint des proportions nettement supérieures à celui de la Libye à la date du déclenchement de l’intervention de l’OTAN.
En un temps record, fut reconnu le Conseil National de Transition, mouvement d’opposition très hétéroclite, qui rassemble des personnes d’origines et d’idéologies très différentes : des jeunes de bonne famille, souvent issus de la Cyrénaïque, des jeunes idéalistes, des avocats, des universitaires, des travailleurs qui ont pris les armes pour en finir avec la tyrannie, mais aussi beaucoup de gens moins recommandables, des anciens apparatchiks de Kadhafi qui l’ont lâché lorsque le vent a tourné, des affairistes, des personnes liées aux services de renseignement de tel ou tel pays étranger, et des gens liés à la mouvance islamiste internationale. Mustapha Abdeljalil a longtemps été ministre de la justice de Kadhafi et fut le bourreau des infirmières bulgares, ce qui rend amère l’ironie de voir que c’est le même président qui s’était agité pour faire libérer ces infirmières qui va plus tard porter Abdeljalil au pouvoir. Mahmoud Jibril était lui aussi en charge de plusieurs dossiers économiques importants pendant l’ère Kadhafi.
Il a fallu huit mois pour faire chuter le régime, à coup de sorties aériennes appuyées par les milices locales et par des « conseillers militaires » au sol. La guerre a provoqué, selon le CNT, la mort de plus de 50.000 personnes. Si ces chiffres sont exacts, cela pose la question de la fin et des moyens. Quel prix est-on disposé à payer pour faire tomber un régime dictatorial ? La guerre a-t-elle assuré la « protection des populations civiles » comme évoqué initialement ? Les victimes collatérales des frappes de l’OTAN sont selon la presse américaine en nombre conséquent. L’aventure libyenne fut également entachée par des exactions commises par les rebelles, dénoncées par Human Rights Watch, par les circonstances de la mort de Kadhafi et les sévices qui l’ont entourée, par les pratiques d’épuration qui furent menées après la chute du dictateur.
Tout cela est balayé d’un revers de la main par les partisans de l’ingérence, au nom de la vieille logique selon laquelle la fin justifie les moyens. C’est oublier qu’en géopolitique, ce sont souvent les moyens qui déterminent la fin. En effet, une importante étude récente publiée par Columbia University Press montre que lorsqu’une révolte contre un dictateur est pacifique, il n’y a que 28 % de chances que le pays tombe dans la guerre civile ; lorsque la lutte est armée, le risque de guerre civile monte à 43 %. En cas de lutte armée, les chances d’une transition démocratique réussie au bout de 5 ans ne sont que de 3 %. En cas de révolution pacifique, les chances sont de 51 %. La guerre, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une intervention étrangère, favorise les plus radicaux et rend très difficile la démocratisation. C’est exactement ce qui s’est passé en Libye.
Quelques mois après la mort de Kadhafi, alors que le feu médiatique s’estompe, la situation demeure très préoccupante. De l’aveu même de Mustapha Abdeljalil, le patron du CNT, le pays est au bord de la guerre civile. L’autorité centrale n’est aucunement parvenue à récolter les armes et à asseoir son autorité sur les différentes milices locales, lesquelles exigent des contreparties exorbitantes. L’opération « Unified Protector » de l’OTAN, la stratégie du Qatar qui a soutenu logistiquement et financièrement les insurgés, et surtout la logique de guerre, ont favorisé le renforcement des groupes les plus radicaux, qui estiment avoir été à l’avant-garde du combat contre Kadhafi et exigent d’être payés en retour. Ils ne rendront leurs armes qu’en échange d’une forte influence politique et de la prise en compte de leurs desiderata idéologiques. L’influence des islamistes, et notamment des anciens membres du Groupe islamique combattant en Libye (le GICL) ne fait que croître. L’un des fondateurs du GICL, Abdelhahim Belhaj, longtemps très proche d’Al Qaida, est devenu le dirigeant du Conseil militaire de Tripoli. Le CNT multiplie les concessions, accepte même que la Charia devienne la principale source de législation, mais n’est toujours pas considéré comme une autorité pleinement légitime. Les combattants venus de Zintan ou de Misrata pour prendre d’assaut la capitale ne sont toujours pas rentrés chez eux. Dans plusieurs villes, les combats entre milices perdurent et se multiplient. Au sein même du CNT, les lignes de faille entre les différentes mouvances s’approfondissent. Les rebelles libyens n’ont jamais constitué un groupe soudé mais plutôt un étrange assortiment de milices locales, de déserteurs et d’exilés ayant regagné le pays. Les représentants de ‘L’union des révolutionnaires de Libye’ (thowars) exigent 40 % des sièges du CNT. A l’évidence, il faudra de longues années avant que le gouvernement central libyen ne recouvre le monopole de l’usage légitime de la force, principal attribut de l’Etat selon Max Weber. On se rend compte, comme en Afghanistan, comme en Irak, qu’il est beaucoup plus aisé de faire tomber un régime que de construire un ordre nouveau.
Il s’agit aussi de construire un Etat de A à Z, de vitaliser une société civile marginalisée et étouffée depuis des décennies, de mettre un terme au clientélisme endémique. Depuis la période ottomane, les gouvernants qui se sont succédé ont joué les tribus les unes contre les autres. Ce fut le cas des Ottomans et des Italiens. La situation n’a guère véritablement changé durant les deux premières décennies de l’indépendance, puisque les années 1950 et 1960 furent marquées par la captation de la rente et le détournement des institutions au profit des proches du roi Idriss. Après la révolution de 1969, Kadhafi a encore accentué cette logique anti-institutionnelle, prédatrice et clientéliste. Il faudra donc aujourd’hui sortir du ‘spoil system’ à la libyenne et un test sera la capacité des nouvelles autorités à intégrer dans le nouveau système de gouvernement des membres de la tribu de Kadhafi, et des personnalités issues des régions lui ayant été fidèles jusqu’au bout comme Syrte et Bani Walid.
Finalement, un défi essentiel sera de reconstruire l’économie et de limiter les ravages provoqués par la mauvaise gestion de la rente pétrolière. La Libye est un pays très riche, avec des réserves de pétrole estimées à près de 45 milliards de barils. Elle a bénéficié d’une croissance très correcte au cours des dix dernières années. Une Libye libre et bien gérée pourrait assez vite se diversifier. Un seul exemple parmi d’autres : le tourisme. La Libye dispose de longues côtes ensoleillées, au cœur de la Méditerranée, et de vestiges historiques et archéologiques importants. Or le tourisme en Libye est encore un secteur vierge ou très peu exploité. Si elle suit l’exemple de la Tunisie et de l’Egypte en se dotant d’infrastructures touristiques de qualité, la Libye pourrait effectuer une percée dans ce domaine et engranger beaucoup de recettes. La diversification devra pour être vraiment réussie s’orienter aussi vers le high-tech et la création d’emplois à forte valeur ajoutée. Le processus sera long mais la Libye a de quoi voir venir et faire passer les jours difficiles puisque le fonds souverain libyen est estimé à plus de 70 milliards de dollars. Il faut également rappeler que la Libye dispose d’importantes réserves en or, estimées par le Fonds Monétaire International à 4.6 millions d’onces, soit l’équivalent de près de 9 milliards de dollars, ce qui fait près de 1.400 de dollars par personne puisque la Libye ne compte que 6.4 millions d’habitants. Cet argent peut permettre de reconstruire les infrastructures et de repartir du bon pied. La Libye a énormément d’atouts et un potentiel inexploité. A moins que nous n’assistions à des conflits tribaux ou à une corruption massive, la Libye est capable de rebondir, et même de devenir un nouveau Dubaï, rêvent certains libyens rentrés d’exil. Mais rien ne sera possible tant que l’on n’aura pas rassemblé les armes, restauré l’autorité de l’Etat et dompté les démons que cette guerre n’a pas manqué de faire resurgir.